Vous étiez présent au sommet de Kazan. Pourriez-vous tout d’abord décrire pour les lecteurs l’atmosphère, l’ambiance que vous avez observée ainsi que l’organisation, les conditions d’accueil (sécurité, convivialité, aspects opérationnels, spécificités de cette ville...) ?
Le 16ème sommet des BRICS, dit « BRICS+ 2024 », s’est tenu à Kazan, capitale du Tatarstan, une République autonome de Russie.
La raison de ce choix est triple.
D’abord, il s’agit pour le Kremlin d’assurer le développement régional de la Russie. Permettez-moi d’en dire un mot. Ceux qui se rendent à Moscou et qui l’on connue avant – ou qui pourraient la connaître par des reportages et des photos – ne peuvent qu’être stupéfaits des changements : infrastructures, services aux citoyens, propreté, sécurité, transports, logements, culture… c’est en plein boom et la ville change d’année en année vers le mieux.
Quand on compare à Paris, on ne peut qu’être agacé. Pourtant la France n’a connu ni renversement d’un empire, le passage de l’URSS au capitalisme sauvage en quasiment 24 heures, ni la catastrophe économique, sociale et politique qui s’en est suivie pendant dix ans, ni deux guerres de Tchétchénie, ni la guerre en Ukraine, ni les « barons voleurs » à la Russe -à savoir les oligarques et leur pillage du pays transférant l’argent en Occident-, ni un niveau inédit de corruption (en voie de résorption forte depuis 2012), ni dix ans de sanctions occidentales, dont deux ans de sanctions depuis le 24 février 2022 jamais vues dans l’Histoire – (c’est réellement à se demander « où va l’argent » dans notre pays, mais c’est un autre sujet...).
De fait, Moscou est une ville lumière, belle, riche, en essor économique fort. Il en va de même pour la magnifique Saint-Pétersbourg, la ville de Poutine, avec un léger train de retard. Longtemps, le reproche a été fait que les régions étaient laissées de côté et que Moscou et Saint-Pétersbourg aspiraient toutes les richesses du pays. C’est maintenant fini. Les grandes et moyennes villes de Russie sont dans l’état de Moscou il y a dix ou douze ans, et en développement rapide et les évènements internationaux servent de moteur à cette renaissance. Les 4% de croissance annoncés par le Fond Monétaire International (FMI) sont palpables. On l’a vu, par exemple, dans le cas de Sotchi avec les jeux olympiques. C’est le cas de Kazan avec ce sommet des BRICS et de très nombreux évènements internationaux ou eurasiatiques qui y sont organisés.
Or, Kazan est également en pleine mutation : ici aussi le centre-ville resplendit avec son Kremlin blanc immaculé (un « kremlin » -кремль en russe- est le terme générique qui caractérise les fortifications médiévales russes et où l'on trouve le siège du pouvoir politique, militaire, mais également religieux avec les principaux édifices s'y rapportant), les quartiers alentours ressuscités et magnifiés par les éclairages et œuvres artistiques, les transports refaits à neuf (autoroute Moscou-Kazan récemment inaugurée, gare et aéroport neufs, etc.). Des quartiers sont encore en mutation, plus loin on peut encore voire l’ambiance soviétique et la détérioration importante des années 90, mais la tendance est à la renaissance et à un rythme accéléré.
Il me faut dire aussi un mot des autochtones, particulièrement sympathiques, affables, ouverts à la discussion et très enthousiastes à parler de leur ville, du Tatarstan, de le leur culture dont ils sont particulièrement fiers.
Ensuite, Kazan, par sa diversité ethnique, culturelle et religieuse est une ville multiculturelle eurasiatique. L’Islam y est religion majoritaire, mais les autres religions sont fortement présentes et cohabitent très harmonieusement. Le fait que l’Islam soit ici d’influence soufi n’y est sûrement pas pour rien. Le fait religieux est apaisé pourrait-on dire – la Russie n’a pas la logique universaliste et d’intégration républicaine comme nous en France, le « vivre ensemble » y est très différent et renvoie à une logique impériale, au sens romain du terme, ce qu’est fondamentalement le pouvoir russe. J’invite chacun d’ailleurs à lire l’excellent livre, du non moins excellent, Jean-Robert Raviot, Le logiciel impérial russe, pour comprendre la nature et la logique du pouvoir russe.
Kazan compte également une communauté d’origine africaine relativement importante si l'on considère son éloignement par rapport à l’Afrique et le fait que la Russie n’a pas de passé colonial sur ce continent, lequel a été très fortement mobilisé pour l’organisation du sommet, en particulier pour la coordination des délégations diplomatiques – je remercie ici chaleureusement Olivier Mbwebwe sans lequel nous n’aurions pas pu réaliser une telle qualité de reportages pour Fréquence Populaire.
La ville est également une vitrine sur le futur, on le sait moins, avec un pôle technologique et scientifique de très haut niveau. Il s’agit de la « Technopolis Himgrad » regroupant chercheurs, étudiants et entreprises innovantes. C’est d’ailleurs un des centres scientifiques majeurs de la Russie.
Le choix de cette ville multiculturelle, pluri-religieuse, eurasiatique, moderne, pour accueillir le 16ème sommet des BRICS, qui je crois restera dans l’histoire comme le moment symbolique pivot du retournement géopolitique du monde d’une organisation unipolaire sous domination étasunienne à un monde multipolaire, prenait tout son sens pour accueillir des délégations venues d’Asie, d’Afrique, d’Amérique Latine, aux coutumes eu aux religions diverses. En bref, c’est une ville idéale-typique du Sud Global.
Enfin, il y a, selon moi, une troisième raison, moins simple à décoder et qui renvoie à la guerre en Ukraine. Le Tatarstan est une République de la Fédération de Russie ayant une forte autonomie – certes moins importante depuis 2017, mais encore significative et qui se manifeste par la conservation farouche de la langue et de la culture Tatare, ce qui est soutenu par Moscou aujourd’hui comme à l’époque soviétique d’ailleurs. Elle a une assemblée, un gouvernement et un Chef d’État, le « Rais », Roustam Minnikhanov Nurgaliyevich : symboliquement, c’est lui qui accueillait les chefs d’État à leur arrivée à Kazan.
Kazan et le Tatarstan tiennent une place importante dans l’histoire russe. La ville et le Khanat du Tatarstan ont été conquis en 1552 par Ivan le Terrible. Cela n’a pas été simple et on doit à cette résistance plusieurs des monuments iconiques de la Russie contemporaine. Tout d’abord la (peu connue en Occident) Sviiajsk, une presqu’ile au nord de Kazan sur l’immense fleuve Volga et qui a servi comme lieu de repli à l’armée d’Ivan le Terrible pour ses quartiers d’hiver et qui est aujourd’hui un lieu historique époustouflant. Mais aussi la Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux de Moscou, au bout de la Place Rouge et que tout le monde connaît ; c’est un des symboles de la Russie dont on doit la construction à Ivan le Terrible en hommage à la prise de… Kazan.
C’était une « guerre de conquête défensive » – encore une fois, Jean-Robert Raviot en parle le mieux – pour prémunir Moscou des offensives multiséculaires des peuples des steppes avec lesquels la Russie a été en guerre depuis des temps immémoriaux. La guerre en Ukraine tient de la même logique : c’est une « guerre de conquête défensive », la Russie a déclenché une guerre préventive et conquerra ce qu’elle juge nécessaire pour sa sécurité pour se prémunir de l’extension de l’OTAN.
L’autre rapport avec l’Ukraine est que Vladimir Poutine expose au monde une République du Tatarstan qui était un de ses modèles dans le cadre des accords de Minsk 2.
Une des raisons principales de la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 -en dehors, bien évidemment, du refus catégorique, pour des raisons existentielles de défense de l’État russe, de voire l’Ukraine entrer dans l’OTAN-, tient dans sa volonté de protéger les ressortissants Russes vivant dans le Donbass et en Crimée, lesquels sont dans une guerre civile avec Kiev depuis 2014, largement ignorée en Occident.
La fin incontrôlée de l’empire soviétique a laissé imposer des frontières administratives comme frontières internationales, séparant des populations vivant auparavant dans le même espace politique, un peu comme en ex-Yougoslavie. En l’espèce, des millions de Russes « ethniques » se sont retrouvés en 1991 avec une autre nationalité et la politique régionale du Kremlin ne se comprend pas si on ne comprend pas sa volonté de les protéger. Les politiques d’assimilation forcée de Kiev, les attaques contre la langue russe, les refus de mettre en œuvre les accords de Minsk 2 ont été un des déclencheurs de la guerre civile en 2014 et de la guerre en 2022. Or, Minsk 2 ne prévoyait pas autre chose pour le Donbass, dans les frontières de l’Ukraine, qu’un statut équivalent à celui du Tatarstan en Russie : autonomie politique partielle, autonomie culturelle, défense de la langue, etc.
Pour les délégations présentes au sommet des BRICS+, la démonstration était particulièrement éclairante.
Concernant la sécurité, elle était évidemment massive et stricte comme il m’a été rarement donné de voir. Forces de sécurité diverses massivement présentes, FSB (le nouveau KGB), garde présidentielle, multiples contrôles, scanner, arrêts réguliers des canaux internet en raison des contre-mesures électroniques mises en œuvre. Compte tenu du nombre de chefs d’État et de délégations diplomatiques présentes, compte tenu de la guerre en cours en Ukraine, il pouvait difficilement en être autrement.
Un autre aspect désagréable lié à la sécurité a été le cloisonnement des différentes parties du sommet : d’un côté les diplomates, d’un autre les ONG, associations, manifestations culturelles, ailleurs les journalistes et des échanges très difficiles entre ces différents espaces. De fait, il nous a fallu aller dans la ville de Kazan à la rencontre, un peu « à la pêche », des délégations, ce qui nous a demandé quelques efforts même si ce n’était pas impossible à réaliser.
Que sont les BRICS actuellement et quelle est la spécificité de ce sommet 2024 ?
Il faut tout d’abord préciser que c’était un sommet BRICS+ et pas un sommet seulement BRICS.
Les BRICS regroupent leurs États membres. Tout d'’abord, les 4 initiateurs – les BRIC : Brésil, Russie, Inde, Chine – qui ont été ensuite rejoints par l’Afrique du Sud pour faire les BRICS. Enfin, l’extension des BRICS (qui garderont cette appellation sans ajouter les initiales des nouveaux pays membres) l’année dernière, lors du sommet des BRICS au Cap en Afrique du Sud, à ouvert la porte en tant que membre de plein droit à l’Iran, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis (leur Président, Al Zayed ayant une relations très forte avec Poutine), l’Éthiopie et l’Arabie Saoudite (dont le statut est un peu particulier puisqu’elle est en voie de ratification de son nouveau statut), ceci portant le nombre des États BRICS de premier rang à dix.
Pendant toute l’année se sont tenues plus de 200 réunions de travail à tous les niveaux ministériels, diplomatiques et économiques entre ces États membres pour harmoniser leur fonctionnement là où un accord pouvait être trouvé. Nous avons appris ainsi que plus de 1300 points d’accord dans les domaines précédemment cités ont été validés par les délégations de ces dix pays jusqu’au 16 octobre dernier – les réunions des dix chefs d’État ou de leurs ministres représentants lors du sommet de Kazan ont davantage été une mise en scène de ces accords conclus avant la réunion au sommet.
Mais ce sommet de Kazan avait une caractéristique BRICS+, à savoir qu’il a été proposé à plusieurs États, 26 au total, de venir « observer » le fonctionnement des BRICS afin qu’ils puissent prendre une décision quant à leurs éventuelles candidatures et à être jaugés par les États déjà membres quant à la pertinence et à la validité de celles-ci.
Il s’en est suivi, à l’issue du sommet de Kazan, l’établissement d’une liste de « pays partenaires ». Ils sont au nombre de 13 et représentent en quelque sorte un second cercle des BRICS. Il s’agit de pays d’une grande importance en termes géostratégique, de population, économique et/ou en termes de ressources : d’abord et ni plus ni moins que la Turquie, l’Indonésie, la Malaisie, le Kazakhstan, le Nigeria, le Vietnam, mais aussi, l’Algérie, la Biélorussie, Cuba, la Bolivie, l’Ouzbékistan, la Thaïlande, Vietnam et l’Ouganda.
Il faut ici faire une incise particulière sur la Turquie qui illustre bien les évolutions des pays de Sud Global. J’ai pu m’entretenir à Kazan avec des diplomates turcs, ce qui m’a permis de comprendre la logique de la présence de la Turquie à ce sommet des BRICS, présence qui a été, à elle seule, un coup de tonnerre international, et, de facto, un coup porté à l’Occident.
Ce pays est membre de l’OTAN et il y dispose de la seconde armée en termes d'effectifs. Depuis 1966, la Turquie tente de rentrer dans l’Union européenne, ce qui ne sera jamais le cas, mais sans que cela ait été jamais dit clairement – mépris là encore. Or, quels intérêts aurait aujourd’hui la Turquie à se tourner vers l’Union Européenne ? Ses économies sont en récession ou quasiment, les perspectives économiques faibles, les États endettés, les investissements sont au plus bas. Ainsi, logiquement, Ankara tourne son regard vers l’Est où les perspectives semblent bien plus prometteuses : croissance forte des pays membres et candidats, marché immense et dont le pouvoir d’achat des habitants augmente rapidement, importantes possibilités pour les financements, surtout chinois. Sans ce détacher de l’Occident, les Turcs agissent en fonction des intérêts de leur nation – notion que l’on semble avoir quelque peu perdue en France.
Un des aspects très importants du fonctionnement des BRICS, et qui les rend attirants aux pays émergents, tient en l’absence de hiérarchie, en tout cas officielle.
Les BRICS, contrairement au camp occidental ne sont pas un bloc, mais plutôt un club où l’égalité entre les membres est de rigueur. Surtout, c’est un espace de discussion, de coopération, d’organisation, de régulation basé sur les principes de réalisme dans les relations internationales. Les délégations étaient particulièrement satisfaites de la non-présence des Occidentaux, non pas parce qu’Occidentaux, mais parce que toutes les réunions internationales et sommets internationaux auxquels ils participent sont pollués par la « morale », « l’idéalisme », « les droits de l’homme », ou plutôt leur « morale », leur « idéalisme », leur « droits de l’homme », que chacun des participants du sommet de Kazan perçoit comme complètement aléatoires, frappés de tellement de double-standards qu’ils en ont perdu toute portée performative et qu’ils servent surtout à masquer – bien mal – les intérêts, non pas des Occidentaux, mais surtout des États-Unis. Comme me l’a dit un des conseiller de Narendra Modi, Premier ministre d’Inde, « ici à Kazan, ce ne sont que des adultes qui sont assis dans la pièce des négociations et pas une marâtre (les États-Unis) entourée de ses enfants braillards et capricieux, les Européens ».
Deux principes fondamentaux et une méthode président à ces réunions et sommets. Les principes de « respect » et de « souveraineté », ainsi que la méthode réaliste de compréhension des intérêts vitaux et secondaires de chaque État membre. Respect et souveraineté étaient au cœur des discussions diverses et interviews avec les délégations d’Afrique, qui considèrent que l’Occident, en particulier les anciennes puissances coloniales en sont incapables en général, et tout particulièrement avec les « petits » pays, les pays émergents, spécifiquement d’Afrique. Il est certains que ce n’est pas l’attitude d’Emmanuel Macron lors de ses derniers déplacements officiels dans des pays du continent africain qui permettrait de contredire leur perception tant celle-ci incarne la morgue, le mépris, la suffisance et un sentiment de supériorité bien mal placé.
La Chine et la Russie marquent des points innombrables dans les relations internationales, en particulier en Afrique du seul fait qu’ils respectent leurs interlocuteurs à égalité, en particulier dans le protocole, quel que soit le niveau économique et de développement de leur pays. Apparemment, les chancelleries occidentales ne se sont pas encore bien rendu compte de ce simple phénomène, compte tenu du non-ajustement d’une attitude perçue comme néocoloniale.
La souveraineté est l’autre principe central. Le mot a été répété un nombre incalculable de fois à Kazan par les délégations des 36 pays et par leurs chefs d’État ou Premiers ministres. Cela va avec la méthode de compréhension partagée des intérêts nationaux des uns et des autres et des uns par rapport aux autres – ce dont manque cruellement encore les pays européens envers les intérêts de leurs propres États, ce qui les rend inaudibles sur la scène internationale.
Les membres des BRICS ne sont pas des « amis ». La devise du Général de Gaulle « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts » illustre parfaitement la nature des relations entre les États membres des BRICS – c’est d’ailleurs pour cela que tout n’avance pas aussi vite que certains le souhaiteraient – au contraire du bloc occidental, qui justement en tant que bloc n’a que l’amitié et le « partage des valeurs » entre ses membres alors qu’en définitive il s’agit, pour tous, de servir d’abord, les intérêts nationaux des États-Unis, y compris au détriment des intérêts européens. C’est ce qui rend, par nature, le club des BRICS incompatible avec le bloc occidental sous chapeau de l’OTAN.
La souveraineté de chacun des États implique une règle stricte de fonctionnement des BRICS : la non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres, que cette ingérence soit militaire, bien entendue (chez les BRICS on semble avoir entendu l’adage de Robespierre selon lequel « les Nations n’apprécient pas les missionnaires armés »), économique, politique ou même morale. Les affaires intérieures, en particulier culturelles, religieuses, morales sont du ressort de chaque pays, de chaque aire civilisationnelle.
De cela découle une conséquence, également fondamentale pour comprendre le fonctionnement des BRICS et en quoi, dans la méthode d’organisation des relations internationales, ils s’opposent à l’Occident : le refus des sanctions. Interdiction impérative des sanctions entre États membres et aussi avec les États partenaires, mais également refus des sanctions comme principe, lesquelles, on doit le rappeler sont absolument hors du droit international. C’est uniquement dans le cadre de l’ONU, en effet, que peuvent être décidées des sanctions contre un pays. De fait, toutes les sanctions occidentales, en particulier américaines, contre des dizaines de pays et depuis des décennies sont hors du droit international. Il est clair que la plupart des journalistes ne le savent pas, mais également la plupart de nos politiciens qui, mus par les « idées » (les leurs évidemment ou celles du moment en Occident), considèrent légitime, et de bon droit (c’est même la logique du très variable « rules based international order ») de sanctionner tel ou tel pays selon des principes moraux à géométrie variable.
En toute logique, un nouvel ordre international, débarrassés des sanctions illégales et aléatoires imposées par le bloc occidental est extrêmement agréable et rationnel aux yeux des dirigeants des pays du Sud Global.
Il y a un troisième étage à la fusée des BRICS, et c’est la Nouvelle Banque de Développement, basée à Shanghai et présidée par Dilma Rousseff, l’ancienne Présidente du Brésil et qui restera à ce poste l’année prochaine, malgré le principe de rotation, ce qui fera du Brésil la force organisatrice et protocolaire principale pour les BRICS dans l’année à venir. La NBD, qui est clairement en concurrence avec les principes du Fonds Monétaire International, c’est déjà plus d’une centaine de projets d’investissements dans le Sud Global, comptant pour des dizaines de milliards de dollars. Le nombre de projets est en voie d’explosion exponentielle, ainsi que les financements qui les accompagnent – les projets d’investissement des BRICS ont d’ailleurs été un des principaux sujet de conversation qui n’ont pas été relatés par nos médias, mais qui sont au cœur du développement des BRICS et du maillage BRICS du Sud Global dans un avenir proche.
Enfin, j’ai ressenti de manière presque physique, un lien très puissant, bien qu’invisible et rarement mentionné directement : le fait que la quasi-totalité des États membres des BRICS, où de ceux qui veulent y accéder, ont subi dans l’histoire longue ou récente une forme ou une autre de colonialisme, de néocolonialisme ou d’exploitation/pillage par tel ou tel pays de l’Occident. Je parle bien entendu du colonialisme des pays du continent africain, puis du néocolonialisme et du pillage qu’ils ont subis en tant qu’États « indépendants », en particulier depuis les années 1980 sous la férule des institutions internationales comme le Fond Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), les Traité de libre-échange (qui sont surtout des traités qui parlent de tout sauf de liberté et fort peut d’échanges, mais plutôt de mises en place d’oligopoles contrôlés pas des puissances financières en Occident). Je pense aussi à la colonisation de l’Inde, et celui de la Chine qui a dû subir deux « guerres de l’opium » au XIXème siècle -avec le Royaume-Uni qui lui a imposé la consommation d’opium–. Ces deux pays (Inde et Chine) qui étaient quasiment à un même stade d’évolution, en tout cas industriel et économique, à la fin du XVIIIème siècle par rapport à l’Europe, ont pris un retard de plus d’un siècle dans leur développement, ce dont nos dirigeants ne prennent pas assez conscience, en particulier lorsque ces-derniers, économiquement faibles mais pleins de morgue, viennent expliquer à Pékin ou à New Delhi ce qu’il serait bon que la Chine ou l'Inde fassent ou ne fassent pas. On peut penser également aux années 1990 en Russie, aux thérapies de choc néolibérales imposées par l’Occident, au pillage des ressources et des finances du pays qui partaient en flux continu vers l’Ouest. On peut penser au Vietnam, aux massacres en Indonésie, à la conquête des Philippines. Je pense également à la « doctrine Monroe » qui a fait de l’Amérique Latine, depuis le XIXème siècle, une chasse gardée des États-Unis qui y ont pratiqué coups d’État sur coups d’État, assassinats, perturbations économiques, soutien à des régimes dictatoriaux, -le cas du Chili étant le plus connu, mais loin d’être le seul-. Cuba, quoi qu’on pense de son régime, subit un embargo total depuis plus de soixante ans, une guerre chimique, une guerre bactériologique et d’innombrables attentats et attaques économiques ou tentatives de coups d’État. Ne parlons pas des interventions militaires des États-Unis depuis la fin de la deuxième guerre mondiale : il faudrait un livre entier pour les détailler toutes ainsi que les volumes de destruction et de morts.
Je sais que cela n’est pas agréable à entendre aux oreilles occidentales – d’autant que la plupart des Occidentaux ne sont en rien directement responsables de cela et qu’ils sont authentiquement attachés aux légitimes droits de l’homme et aux principes des Lumières – mais pour les pays du Sud Global tout cela est su, est une évidence, est une base pour penser les relations internationales dans un nouveau monde multipolaire. Ne pas le comprendre est la garantie de ne pas comprendre ce qui se passe sur le plan géopolitique. Pire c’est ce couper de ces pays qui, lorsqu’ils atteignent une certaine puissance, ne sont plus en quête « d’excuses » ou de « repentance » comme le sont les États faibles à l'instar de l’Algérie, mais qui en revanche ne veulent plus accepter les double standards, les leçons de morales et les sanctions qui découlent de cet état antérieur des choses.
Les médias mainstream français mais également la sphère politique au plan plus large ont très peu couvert/relayé l’événement et le cas échéant souvent de manière sarcastique ou arrogante. Pouvez-vous revenir sur cette attitude occidentale face aux BRICS ? En comprennent-ils le fonctionnement et les objectifs ? Mépris, crainte ou ignorance ? L’obsession antirusse et la focalisation sur la personne de Poutine ne sont-ils pas des freins à la compréhension du nouvel ordre mondial tel qu'il se met en place et de ses modes spécifiques de fonctionnement… ?
Effectivement, j’ai pu constater sur place que les médias notamment français -mais plus généralement occidentaux- étaient relativement absents. Leur couverture du sommet des BRICS était partiale, méprisante, décalée, quand elle n’était tout simplement pas inaudible ou inexistante.
Le plus souvent, le sommet des BRICS se déroulant en Russie, la plupart des journalistes ne parvenaient pas à traiter le sujet autrement qu'à travers le prisme de la guerre en Ukraine. Cela fut particulièrement manifeste lors de l’ultime conférence de presse de Vladimir Poutine à l’issue du sommet : les journalistes anglo-saxons de CNN, de la BBC, de CNBC, etc., ne posaient que des questions relatives au conflit en cours, aux troupes nord-coréennes présentes ou pas, aux responsabilités de la Russie ou de Poutine dans le déclenchement de la guerre, etc., en faisant l’impasse complète sur le sommet des BRICS+ auquel ils venaient, pourtant, de participer. Les journalistes français présents (TF1/LCI, Radio France, Le Figaro) assuraient une couverture minime, même s’ils ont été sur place de manière assidue tout le long du sommet.
Je ne crois pas que le problème vienne des journalistes pris individuellement – je peux également confirmer le sérieux des correspondants français et même leur clairvoyance personnelle – le problème est global.
D’ailleurs, sans que je puisse nommer ma source, on serait surpris, paraît-il, de ce que pense personnellement Darius Rochebin, c’est dire.
C’est vrai pour les journalistes comme pour les élites politiques. Ainsi, le grand économiste Jeffrey Sachs, conseiller d’Antonio Guterres et de quelques autres Secrétaires généraux des Nations Unies, ancien conseiller de Gorbatchev, de Eltsine, de Koutchma (Président Ukrainien des années 90), spécialiste pour l’ONU des questions de sortie de la pauvreté, ne cesse de dire que, concernant la guerre en Ukraine, ses causes, ses objectifs, la situation réelle sur le front, les effets des sanctions, etc., les dirigeants européens lui disent en privé certaines choses (il a été personnellement décoré de la Légion d’Honneur par Emmanuel Macron), mais… tout le contraire en public, et, ce, depuis maintenant plus de deux ans (sic !).
Alors quoi ?
D’abord, il y a les logiques internes au champ journalistique, lesquelles, quoi qu’on en dise, et malgré qu’on soit en démocratie pèsent leur poids.
Ces logiques ont été largement étudiées par les analystes critiques des médias comme Noam Chomsky (La fabrique du consentement), ou Serge Halimi (Les nouveaux chiens de garde), ou François Ruffin (Les petits soldats du journalisme), et beaucoup d’autres : conformisme sociologique intrinsèque du milieu, logiques de carrières et peur de perdre son emploi dans un contexte de précarité de la profession de journaliste, proximité sociale des élites médiatiques avec le pouvoir, poids des éditorialistes dans chaque médias qui orientent la ligne générale de chacun des journalistes de ce média particulier, contrôle des médias par de grands groupes financiers ou des multinationales – ce n’est pas pour rien que dans le « Programme des Jours Heureux » du Conseil National de la Résistance il était préconisé que la presse ne soit pas sous influence des « pouvoirs d’argent ou de l’étranger ; c’est raté, huit ou neuf milliardaires contrôlent 95% des médias et des maisons d’éditions et nombre d’éditorialistes sont atlantistes –, tendance forte des médias à se copier tant dans les sujets traités que de la manière de les traiter, effets délétères de « l’info en continu » et des réseaux sociaux qui assèchent la réflexion, aggravent le phénomène de copie et de conformisme.
Les raisons sont nombreuses, mais le problème est plus complexe, plus profond, métaphysique.
L’Occident -et chaque pays qui la compose- est devant un gouffre, ou ce qui lui semble un gouffre, et collectivement, nous ne savons que faire. L’Occident domine le monde depuis plus de cinq siècles et plus fortement encore depuis la fin du XVIIIème siècle. Cette domination date arbitrairement, mais cela a sa logique de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492. Colonialisme, Renaissance et retour moderne du monde grec et romain antique, triomphe lent mais certain de la rationalité sur le fait religieux, explosion des sciences en particulier par le biais des Universités qui fleurissent dans tous l’Occident, force du droit, de la loi et du contrat, harmonie en musique, longue domination sans partage dans les arts et la littérature, processus de colonisation massif, d’abord aux Amériques, puis en Afrique, pour finir par contrôler quasiment toute la planète au XIXème siècle, le phénomène des « Lumières », la découverte et la promotion (parfois ridiculement trop poussée) de l’individu et de ses droits, les droits de l’Homme justement, les Révolutions anglaise, américaine, puis française qui dessinent les contours des processus politiques dans le monde entier, capitalisme, d’abord hanséatique et du nord de l’Italie pour finir avec le capitalisme financier globalisé et dominant le monde sans partage, phénomène de l’industrialisation, et même pendant longtemps une part significative de la population mondiale (nous étions encore plus de 30% de la population mondiale au début du 20ème siècle, contre moins de 10% aujourd’hui).
L’Occident a totalement dominé le monde, était partout, était l’aune de toute chose en exagérant à peine.
Cette domination s’éteint en ce moment même. Nous en sommes les contemporains. C’est un processus lent, profond, aux ressorts nombreux que je n’aborderai pas ici, mais qui s’est accéléré depuis le début du 21ème siècle. C’est le moteur profond des BRICS. Et c’est ce qui fait que le processus est irréversible.
C’était très clairement ce qu’on pouvait ressentir dans l’ambiance effervescente du sommet de Kazan. C’est aussi pour cela, mais je reviendrai là-dessus, que certains ont été déçus du communiqué final, car ils espéraient une déclaration conforme au phénomène historique majeur que nous vivons : le retournement du monde.
Ce n’est pas seulement la domination momentanée des États-Unis et du monde unipolaire né de l’effondrement de l’URSS qui est remise en cause, qui se termine, qui est déjà terminée, c’est l’ensemble du temps occidental sur la conduite du monde qui prend fin.
Pour nous Occidentaux, c’est évidemment un vertige qui nous saisit. Même si chacun d’entre nous n’en a pas clairement conscience, ou ne saurait mettre les mots dessus, on le sent bien pourtant en notre for intérieur. Être de gauche ou de droite, pauvre ou riche, d’une classe sociale ou d’une autre n’y change pas grand-chose. Nos déterminismes personnels font que nos réponses à ce phénomène sont colorées de telle ou telle manière, mais cela ne change rien à cette réalité.
Je crois que c’est cette évolution historique fondamentale qui cause, plus généralement, le désarroi que traverse l’Occident est qui se manifeste économiquement, socialement, politiquement et culturellement. Emmanuel Todd a raison de parler de Défaite de l’Occident, mais pas seulement sur le front ukrainien, pas seulement face à la Russie ou la Chine. Pas seulement conjoncturellement ou momentanément.
C’est ce qui sous-tend la demande première des BRICS : la mise en place d’un monde réellement multipolaire, conforme à ce qu’est notre monde.
C’est ce qui fait que nous, collectivement, les Occidentaux, de savons pas comment y réagir, si ce n’est, pour le moment, en nous arcboutant sur notre puissance maintenant passée ou en voie d’étiolement dans l’espoir qu’elle demeure. C’est ainsi qu’on lira à l’avenir, j’en suis convaincu, l’hystérie des néoconservateurs, les guerres américaines absurdes et toutes perdues dans les différents pays du « Sud Global ».
Dès lors, les journalistes, étant comme nous autres Occidentaux, pris dans cette angoisse de la fin de notre domination du monde et y répondent comme il peuvent en s’arcboutant sur leur monde et en refusant de voir ce qui se passe. C’était particulièrement palpable à Kazan.
Du fait de cette domination passée, du fait du sentiment d’une supériorité sur les autres (que l’on retrouve d’ailleurs tout autant dans une certaine extrême-gauche, y compris dans les logiques de « welcome migrants » et autres « No Borders »…: l’Occident ne peut être mentalement vu par eux que comme un paradis à atteindre et auquel ils auraient légitimement droit), du fait récent de l’unipolarité du monde sous domination occidentale avec une Europe dont les dirigeants sont atlantistes et se perçoivent en vassaux, l’Occident, contrairement aux BRICS, fonctionne comme un bloc, perçoit les autres comme un bloc nécessairement antagoniste et qu’il faut défaire, comme il a fallu défaire l’URSS, briser la Chine et l’Inde au XIXème siècle.
Les représentations des délégations diplomatiques présentes à Kazan le ressentent en tout cas de cette manière et ont l’espoir, pour la plupart sincère je crois, que l’Occident change son fusil d’épaule et ne perçoive pas l’émergence du Sud Global comme n'étant qu'orienté contre l’Occident. Mais cette attitude globalement pacifique envers l’Occident, qui s’est manifestée clairement dans la déclaration finale du 16ème sommet des BRICS, ne restera pas indéfiniment sur la table. La balle est dans le camp de l’Occident et le Sud Global s’attend à ce que nous jouions fair-play et acceptions la réciprocité, l’égalité, le respect et la souveraineté de chacun au niveau des relations internationales.
Pour le moment ce n’est pas le cas. On le voit dans la volonté d’extension de l’OTAN en Europe et maintenant en Asie, dans l’alliance militaire AUKUS (Australie, Royaume-Uni, USA) contre la Chine, les tensions en mer de Chine et maintenant à Taïwan, la volonté de maintenir les relations internationales sous l’égide du « rules based international order » américain, et que les États-Unis ne respectent jamais et les Européens rarement, dans la volonté de maintenir une économie mondiale sous domination du dollar américain. Les États-Unis se perçoivent toujours comme la « Nation utile » mue par une « destinée manifeste » qui ne serait le cas d’aucune autre nation dans le monde. C’est le cas dans toutes les déclarations des Présidents américains, y compris le plus aimé à gauche, à savoir Barack Obama qui n’hésita pas à parler de « Nation utile » devant les cadets de la célèbre école militaire de l’armée de terre américaine, West Point en 2015.
L’Occident n’accepte pas l’évolution du monde et cela se manifeste de manière militaire avec l’OTAN, structure principale qui chapeaute toutes les institutions occidentales et qui, parce que c’est une alliance militaire, qui plus est belliciste, empêche tout rapprochement avec les pays émergents ou des BRICS. Les aventures militaires insensées et sans succès – ce que le Sud Global voit également – ne font qu’isoler l’Occident un peu plus : Irak, Afghanistan, Syrie, Lybie, Somalie, etc., autant de marqueurs d’un bellicisme et d’une volonté de domination qui ne se résorbe pas.
Pourtant, l’autre monde multipolaire est déjà là. C’était très sensible à Kazan parmi les délégations diplomatiques, politiques, humanitaires ou médiatiques des 36 pays représentés au sommet des BRICS.
Et on ne peut pas leur donner tort, les chiffres parlent pour eux. Les BRICS, en l’état, et leur nombre va aller en s’accroissant, c’est déjà, avec le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, renforcés par l’intégration de quatre nouveaux pays, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, et les Émirats Arabes Unis (et en fait aussi l’Arabie Saoudite, mais son cas est plus complexe), représentent désormais plus de 33 % du PIB mondial, contre 29 % pour le G7 occidental (États-Unis, France, Royaume-Uni, Allemagne, Japon, Italie et Canada). Trois des BRICS originels sont parmi les cinq premières économies mondiales : la Chine, l’Inde et la Russie. Les BRICS c’est une croissance moyenne de 5% par an, à comparer avec la croissance atone en Europe, si ce n'est la récession et les 2,5% de croissance aux États-Unis. Les BRICS sont déjà largement en tête dans l’extraction des ressources naturelles et massivement dominants dans les hydrocarbures et maintenant le nucléaire – or, l’économie moderne, c’est de l’énergie transformée, comme le rappelle souvent, sans qu’on comprenne assez la portée de sa pensée, Jean-Marc Jancovici – mais les BRICS c’est aussi un avantage comparatif massif en termes de production industrielle (on paie dans de nombreux pays Occidentaux, et en particulier en France, les stupides politiques de désindustrialisation de la fin des années 1990-début des années 2000. En termes de population mondiale, c’est déjà 53% de la population mondiale. Il va sans dire qu’à chaque pays qui se rattachera aux BRICS la balance va continuer à basculer à leur avantage. Et quand on se penche sur les dettes souveraines, l’Occident en est perclus, alors que le Sud Global la détient pour une grande part.
Pourtant, les pays occidentaux ont eu largement le temps pour anticiper cette évolution des relations internationales s’ils aveint été un peu plus attentifs : guerres de décolonisation, guerre du Vietnam, conférence de Bandung, mouvement des Non Alignés, Tricontinentales, autant d’étapes qui annonçaient ce qui advient aujourd’hui, même si alors les économies et la puissance générales des pays du Sud Global n’étaient pas assez importantes et que le caractère trop idéologique et dogmatiques des régimes d’URSS et de la Chine maoïste les empêchaient de prendre en charge le leadership de ce vaste mouvement d’émancipation.
Là encore, très en avance sur son temps, le Général de Gaulle, était un des rares à avoir compris, anticipé et proposé une voie pour l’Occident et la France dans ce monde en changement – je pense tout particulièrement à sa conférence de presse du 4 février 1965 et à son discours de Phnom Penh du 1er septembre 1966…: c’était l’idée même des BRICS et leurs motivations avant l’heure. Notre malheur aura été de ne pas avoir eu de dirigeants de la trempe de de Gaulle, ayant sa vision, mais des néoconservateurs et des néolibéraux qui, triomphants dans les années 80 et 90 auront sabordé toutes les possibilités d’un Occident épousant les mutations profondes du monde.
Tout cela a conduit à la situation actuelle, et encore spécifiquement lors de ce sommet des BRICS à Kazan, à ce que l’Occident, de manière générale ait une attitude de mépris, d’incompréhension et de crainte. Même à considérer que les BRICS, ou au moins la Russie et la Chine soient des « ennemis », le minimum serait justement de se pencher attentivement sur ce qui se passe dans les BRICS. comment ils fonctionnent et éventuellement quelles menaces ils représentent. Mais même pas. L’hubris occidental, qui est son pire ennemi, tend à prendre de haut les BRICS, d’où les commentaires sur « l’inexistence des BRICS », « le club des dictateurs » (le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, entre autres apprécieront), ou « la faiblesse des BRICS », son « inefficacité », etc. Mots creux qui ricochent sur les acteurs des BRICS lesquels, eux, agissent et s’organisent concrètement pour bâtir avec des principes et des outils géopolitiques, économiques et financiers réels le monde multipolaire qu’ils souhaitent. On est loin encore de la compréhension réelle du fonctionnement des BRICS. Les dirigeants occidentaux font l’autruche, pourtant, ne pas voir, refuser de voir, ne protège pas de la réalité, d’où l’importance du travail que font ce qu’on appelle les médias alternatifs comme nous à Fréquence Populaire.
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Enfin, c’est même la focale anti-russe ayant Poutine comme obsession qui joue des tours à l’Occident et nous ridiculise aux yeux des délégations présentes à Kazan. Nos médias, comme nos dirigeants, en contradiction permanente avec la réalité, ne cessent de déclamer que l’économie russe va mal, que le régime de Poutine va s’effondrer, que l’armée de Kiev « gagne militairement », ou « va gagner » ou « ne peut que gagner », et pire que tout « que la Russie est isolée sur le plan international ».
Naturellement, le rassemblement de 36 chefs d’État représentant la moitié de l’humanité, six organisations internationales dont l’ONU, met à mal ce narratif qui dure maintenant depuis plus de deux ans et demi. Et plutôt que de comprendre, les médias occidentaux ont dû se rabattre sur l’improbable analyse concernant le sommet des BRICS à Kazan que… « Poutine a voulu monter au monde qu’il n’est pas isolé », niant par la même le fait BRICS !
Évidemment que ce sommet illustre sans équivoques possibles que « Poutine et la Russie ne sont pas isolés ». Mais tout le mode sait ça depuis longtemps. Le Sud Global sait ça depuis longtemps. L’effet sur les délégations des pays émergents est qu’ils se sont sentis méprisés par un Occident qui refuse de regarder leurs demandes de respect, de souveraineté en face et qui par voie de conséquence refuse de voir ce que sont les BRICS. A la limite c’est un cas psychanalytique massif. La focale sur Poutine plus qu’elle n’empêche de se pencher sur les BRICS est le prétexte pour ne pas analyser les BRICS pour ce qu’ils sont.
Le sommet des BRICS aurait pu se tenir dans un autre pays. L’année prochaine il se tiendra au Brésil puisque c’est ce pays qui aura la présidence tournante de cette organisation ; l’année dernière c’était en Afrique du Sud, au Cap – et apparemment, nos journalistes ont oublié que notre Président, Emmanuel Macron voulait y participer en tant qu' « observateur », même si c’était dans son « en même temps » atlantiste habituel.
L’Occident, et en particulier ses élites dirigeantes actuelles, ont un immense effort à faire pour se rendre compte que le monde multipolaire n’est pas une exigence du Sud Global, mais qu’il est déjà une réalité concrète en train de s'accomplir. La question est : quand acceptera-t-on ce fait historique et géopolitique ? Une fois cette réalité acceptée, il faudra s’y adapter et ce ne sera pas chose simple et sans remous pour nos sociétés – c’est peut-être ces conséquences qui inquiètent nos élites et qui leur fait regarder ailleurs en psalmodiant mentalement comme l’homme qui tombe d’un immeuble et qui ne s’est pas encore écrasé au sol dans le film La Haine¸ « jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien ».
Les objectifs qui étaient annoncés pour ce sommet ont-ils selon vous été atteints ? Quel est le bilan de ces journées (à la fois en termes symboliques et de façon concrète) ? Quels en seront les conséquences sur le moyen-long terme ?
Le sommet des BRICS+ de Kazan est d’une telle portée symbolique et a permis des réalisations concrètes tellement fondamentales qu’elles entraîneront des conséquences majeures dans l’organisation du monde tant sur le plan de l’économie mondiale que des relations internationales.
Symboliquement, je pense que pour les historiens du futur, ce sommet de Kazan sera choisi comme le moment charnière à partir duquel on marquera le retournement géopolitique planétaire vers la multipolarité (qui se rapporte aux relations internationales) et le multilatéralisme (qui se rapporte à l’économie mondiale). C’est donc la fin de la domination pluriséculaire de l’Occident sur le monde. Un séisme.
Il y aura un sommet de Kazan comme il y a eu les Traités de Westphalie. Il y aura plus tard, j’en suis sûr, une terminologie, par exemple « le système kazanien », comme il y a eu a posteriori des Traités de Westphalie un « système westphalien », terminologie désignant le nouveau système international qui était né de ces Traités.
Pourtant, et bien évidemment, rien d’une telle magnitude ne transparait dans les médias occidentaux.
Je suis également témoin d’une certaine déception parmi des participants initialement très enthousiastes du fait de la déclaration finale du sommet de Kazan jugée par eux trop « molle ». Ceux-là s’attendaient à des formulations fracassantes, ou une rupture assumée avec l’Occident, ou l’annonce d’une nouvelle monnaie / système de paiement BRICS immédiatement opérationnel et avec lui la fin du dollar. Mais les choses ne se passent évidemment pas de cette manière : c’est plutôt un enthousiasme enfantin qui a été douché.
Quant aux médias occidentaux, ce que j’ai dit plus haut s’applique évidemment à l’analyse finale de ce sommet ; c’est la même logique d’aveuglement volontaire pour la plupart des journalistes et le déni des réalités du côtés des dirigeants occidentaux.
Et pourtant… On est entré le 24 octobre 2024 à Kazan dans un nouveau monde, même si le processus est à l’œuvre depuis plusieurs années.
Les relations internationales et l’économie mondiale en seront durablement modifiées.
Allégoriquement et concrètement, la réunion des 36 chefs d’États ou de leurs représentants le 23 octobre, autour de cette immense table ronde, où chacun a pris solennellement la parole, avait un air de nouvelle ONU. La présence du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, tant décrié en Occident, semblait symbolique d'une transmission de flambeau d’une ONU en déliquescence à quelque chose d’autre qui naissait là.
L’ONU ne va pas disparaître comme organisation, en tout cas pas dans un avenir proche, mais elle est dysfonctionnelle : l’Assemblée Générale de l’ONU, et en particulier cette 79ème Assemblée Générale qui s’est tenue du 22 au 27 septembre dernier, a des exigences, vote des résolutions, mais qui sont généralement bloquées par un Conseil de Sécurité dont le cœur, les membres permanents (États-Unis, Chine, Russie, France, Royaume-Uni), est malade.
Malade, car la France et le Royaume-Uni y tiennent une place parfaitement décalée par rapport à leur puissance réelle. Le Conseil de Sécurité ne pourra pas fonctionner sans réformes profondes, ou en continuant à laisser de côté des pays comme l’Inde ou le Brésil.
Plus insidieusement et profondément, c’est la guerre sans fin et apparemment sans issue au Proche-Orient entre Palestiniens et Israéliens qui plombe l’ONU. Lors de la dernière Assemblée Générale, le Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahu a brisé tous les codes en déclarant quasiment la guerre à la tribune de cette institution, en lançant depuis New-York et pendant la tenue de l’Assemblée Générale des ordres d’exécution de cadres du Hezbollah et de frappes sur le Sud Liban, sans que cela entraîne ne serait-ce qu’un reproche voilé par les leaders occidentaux. Au contraire, le Congrès des États-Unis lui accordait un accueil de rock star avec pas moins de 56 standing ovations pendant son discours au Capitole. Plus tard, Israël déclarait le Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Guterres, persona non grata, car non conforme aux volontés géostratégiques du gouvernement israélien – du jamais vu ! Sur le temps long, la résolution de ce conflit qui dure depuis plusieurs décennies est bloqué exclusivement par les États-Unis qui refusent de reconnaître l’État de Palestine au contraire de la plupart des pays, France comprise (en tout cas au niveau des institutions de l’ONU).
Mahmoud Abbas, Président de l’autorité Palestinienne, était autour de cette table ronde à Kazan, a été reçu comme un chef d’État et s’est exprimé en tant que tel. Or, le Sud Global voit cela, comme il voit le massacre inutile à Gaza, l’objectif de nettoyage ethnique à l’œuvre – je parle là non pas d’interprétations, mais des déclarations répétées en ce sens des membres du gouvernement israélien, comme Itamar Ben-Gvir (ministre de la Sécurité nationale d’Israël) ou Bezalel Smotrich (ministre des Finances d'Israël) – et le silence occidental. Et bien sûr le Hezbollah ou le Hamas sont des organisations islamistes pratiquant le terrorisme, et le 7 octobre fur horrible, mais le Sud Global voit des BRICS+ prenant cette question au sérieux par le biais de la reconnaissance de l’État de Palestine en actes. L’effet sur les consciences hors d’Occident est puissant pour délégitimer l’ordre unipolaire dirigé par les États-Unis ; c’est étonnant combien ce constat aussi simple qui découle de la simple observation échappe à nos médias et dirigeants.
Concernant le terrible conflit en Ukraine, on a pu assister à la même attitude et son éventuelle résolution. Antonio Guterres, à Kazan, n’a pas manqué de faire des reproches à Vladimir Poutine, l’enjoignant à respecter le droit international. Il n’a eu envers le dirigeants russe aucune complaisance.
Après le sommet, Antonio Guterres a voulu se rendre en Ukraine, mais Volodymyr Zelensky a refusé de le recevoir – il n’a pas été déclaré persona non grata¸ mais c’était tout comme. Pourtant le Secrétaire Général de l’ONU venait avec sous le bras le plan de paix proposé par la Chine et le Brésil, lequel est actuellement la seule base sérieuse de résolution de ce conflit par la négociation. Là encore, aucune incitation des chancelleries occidentales pour que Zelensky reçoive Antonio Guterres, ni ne lui reproche de ne pas le faire. L’Occident soutient sans faillir le « plan de paix » de Zelensky, ou son « plan de victoire », les deux appellations étant utilisées, lequel consiste… en une défaite de la Russie, alors que la réalité sur le champ de bataille c’est une défaite majeure de l’Ukraine et très certainement des pertes territoriales encore plus importantes à venir.
Je n’ai aucun doute sur le fait que le Kremlin profite de la situation et se soit placé dans une logique de victoire totale en tentant d’atteindre une capitulation sans condition de Kiev par la rupture de son armée. La Russie récupérerait alors tout ce qui à l’Est du Dniepr, ainsi qu'éventuellement Odessa. On verra ce qu’il en sera mais, là encore, les BRICS+ se donnent à voir, hors d’Occident, comme ceux qui reçoivent le Secrétaire Général de l’ONU, l’écoutent et tentent par le Brésil et la Chine une solution négociée. L’effet en termes d’image pour la promotion du nouvel ordre international multipolaire est colossal auprès des populations non occidentales qui déjà n’ont qu’un intérêt faible pour la guerre ne Ukraine, qu’elles refusent d’internationaliser, qui nuit au commerce mondial et qu’elles considèrent comme un problème européen.
La déclaration finale du sommet des BRICS+ concernant l’Ukraine est d’ailleurs très courte, trois ou quatre lignes assez creuses, où les BRICS enjoignent à « chercher une solution pacifique et négociée ». Aucun reproche envers la Russie. La réalité, c’est que l’entêtement occidental, ou plutôt de l’OTAN et le destin des armes sont appréciés, d’une part, par les Chinois qui ne le diront jamais, mais qui trouvent utile que l’OTAN vide ses stocks de munitions (comme au Proche-Orient d’ailleurs) et donc ne soit pas en mesure d’opérations éventuelles majeures en mer de Chine et à Taïwan, et d’autre part, par les autres BRICS pour lesquels la guerre en Ukraine a été, est un accélérateur de la structuration des BRICS. Il faut bien comprendre que si, comme je le pense, ce qui est en jeu c’est bien la fin d’un monde unipolaire dominé par l’Occident, ce qui se passe en Ukraine depuis le 24 février 2022 est le signe pour bien des pays du Sud Global que l’Occident est fragile et qu’ils peuvent tranquillement se rapprocher des BRICS et en accélérer la construction. Le fait que la Russie, certes aidée par ses amis BRICS, mais tout de même, résiste sans problème aux sanctions colossales et jamais vues dans l’histoire imposées par l’Occident, et gagne sur le terrain militaire avec un budget de la défense dix fois inférieur à ceux des pays de l’OTAN, est une preuve sans appel de l’incapacité de l’Occident à maintenir son hégémonie.
Chine et Inde annoncent la fin du conflit frontalier himalayen
Le sommet de Kazan a commencé par une annonce fracassante et majeure, largement passée sous silence en Occident. La veille du début du sommet, le 21 octobre 2024, Xi Jinping, Président chinois, et Narendra Modi, Premier ministre indien, se sont rencontrés en bilatéral pour annoncer la fin du conflit frontalier vieux de quatre ans sur les hauts plateaux et sommets de l’Himalaya entre leurs deux pays et qui avait tout de même conduit à des affrontements armés. Les deux dirigeants, alors que les accords avaient été passés il y a plusieurs semaines de cela, ont décidé de réserver l’annonce pour le sommet et ainsi lui donner une force supplémentaire.
Il faut bien se rendre compte que ce conflit dans l’Himalaya entre ces deux superpuissances était l’argument principal des géopoliticiens occidentaux paresseux pour dire que les BRICS ne pouvaient fonctionner avec une tel désaccord/conflit entre deux de ses principaux acteurs. Or, le conflit a été réglé dans le cadre des BRICS, avec la participation des Russes et illustre la méthode BRICS : ce n’est pas un bloc, mais bien un club de pays ayant parfois de vraies divergences et de vrais conflits d’intérêts, mais qui dans le cadre des BRICS, par la négociation, peuvent trouver une solution. Là encore, chacun des pays du Sud Global le voit et constate, en comparaison, les lenteurs où les blocages au sein de l’ONU. C’est aussi pourquoi ce sommet des BRICS, son format, la grande table ronde, cette résolution se donne à voir comme une ONU alternative.
Plusieurs membres de diverses délégations m’ont dit qu’ils sont convaincus qu’un jour il y aura une résolution pacifique du conflit israélo-palestinien, qu’un État palestinien verra le jour, mais… qu’il faudra attendre que les BRICS s’en occupent et en particulier la Russie et la Chine. Rien que cette projection, commune dans les pays du Sud Global, dit beaucoup du succès de ce sommet de Kazan.
Mise en place d'outils financiers
D’une manière générale, le sommet de Kazan, et surtout le développement des BRICS, leur extension, l’émergence d’un monde multipolaire, la mise en place d’outils financiers internationaux nouveaux est un triomphe personnel de Poutine et de la Russie. Il faut relire (lire ?) son célèbre discours du 10 février 2007 à Munich.
Ce fut le discours de la rupture, du refus de l’extension de l’OTAN, du refus d’un monde unipolaire, de la critique du non-respect du droit international par les États-Unis, il y parlait des BRIC (alors sans l’Afrique du Sud et créés en 2005-2006 comme un petit club dont l’Occident se gaussait) et d’un monde multipolaire.
Les BRICS+ actuels, ce sommet de Kazan, c’est la réalisation de ce qu’il annonçait dans ce discours. Je ne crois pas que ce soit seulement la qualité des dirigeants russes qui ait permis cela, je crois plutôt qu’ils ont su voir le monde qui venait et s’y adapter à leur bénéfice. En cela aussi, ce sommet de Kazan est d’une portée majeure. La Russie est redevenue une superpuissance.
C’est le Général Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines de 2019 à 2023 sous Trump et Biden, qui a tiré ce constat, juste après le sommet de Kazan : « Nous vivons désormais dans un monde multipolaire. Il existe trois superpuissances : les États-Unis, la Russie et la Chine ». On peut y ajouter que sur les cinq premières économies mondiales, trois sont BRICS : la Chine, l’Inde et la Russie. Le sommet de Kazan a donné à voir cela au monde. C’est majeur et ce n’est pas se voiler la face médiatiquement qui changera quoi que ce soit à cette réalité.
Que dire du rapprochement apparemment improbable, sous égide des BRICS, de l’Iran et de l’Arabie Saoudite ? Les BRICS donnent à voir deux exemples de pays très rivaux qui trouvent des solutions au sein de cette institution. La comparaison avec le bellicisme étasunien et otanien et surtout l’inefficacité pour résoudre des conflits ou à gagner des guerres parle d’elle-même.
Mais les symboles ne sont pas tout. Précédemment, je déclarais que depuis un an, plus de 200 réunions de travail se sont tenues dont le résultat a été l’accord des neufs BRICS actuels sur 1300 points. Certes, certains sont secondaires, mais des décisions fondamentales et d’abord économiques et financières ont été prises.
Ce qui a pu faire croire à une « mollesse » quant à la déclaration finale du sommet de Kazan tient à leur respect et conformité par rapport aux institutions internationales encore dominées par l’Occident. Les BRICS, ont, en effet, déclaré vouloir maintenir le système SWIFT, respecter l’ONU et sa Charte, ainsi que le FMI, la Banque Mondiale, le G20, l’OMC, etc. C’est je crois un piège tendu à l’hubris des occidentaux, en particulier les néoconservateurs qui font la géopolitique américaine.
Pourquoi ?
Parce que les BRICS+ ont aussi demandé une plus grande place dans ces institutions pour certains pays BRICS, conforme à leur poids démographique et économique : Chine, Inde, Brésil, Russie, etc. Or, c’était la demande initiale des BRICS il y a déjà 18 ans lors du premier sommet des en 2006 ! Et réitéré à plusieurs reprises. D’ailleurs, Dominique Strauss-Kahn, lorsqu'il était Président du FMI, avait voulu donner une place plus importante à la Chine et à l’Inde dans cette institution ; les États-Unis étaient absolument contre.
Et comme avant, il se reproduira la même chose. Les États-Unis ne donneront pas suite à cette demande formulée à l’issue du sommet des BRICS+ à Kazan… encore une fois. Et encore une fois, le reste du monde en sera témoin : les BRICS+ font les efforts, demandent poliment ce qui est légitime (le monde a changé depuis Bretton Woods, l’Inde n’était alors même pas indépendante, c’est dire), ne sont pas respectés par l’Occident et… seront donc légitimes à bâtir un autre système.
Or, cet autre système est déjà en train d’être déployé, même si ce n’est pas reflété dans la déclaration finale. Cela a pourtant été le cœur du travail amenant aux 1300 points d’accord. L’aveuglement, la encore, des chancelleries occidentales et de nos médias est accablant.
Plusieurs responsables des délégations présentes m’ont dit peu ou prou la même chose : ce travail a commencé dès la crise financière internationales de 2008-2010. Chinois, comme Russes et Indiens étaient convaincus que les États-Unis seraient en mesure de juguler cette crise que leur système a provoqué. Or, ils ont dû constater à leur grand étonnement l’incapacité des États-Unis et de l’Occident à le faire. Les pays des BRICS et d’abord les trois mentionnés plus haut ont dû utiliser des réserves colossales pour contrer les effets de la crise – ont parle tout de même du tiers des réserves de dollars de la Chine partis en fumée à ce moment-là. L’impuissance financière occidentale a été une surprise, sa légèreté aussi. Je pense à la catastrophe qu’aura été sous Bill Clinton en 1999 l’abrogation du Glass-Steagall Act voté en 1933 sous le grand Président Franklin Roosevelt pour éviter les crises du type de celle de 1929. Bill Clinton restera dans les consciences comme un président « sympa », « cool », joueur amateur de saxophone, ancien fumeur de joints, reconverti dans le cigare, passion qu’il a fait découvrir à sa maîtresse, Monica Lewinsky, lors d’une aventure scabreuse et qui a failli lui couter la présidence – je me permets cette digression car elle illustre notre faillite collective : on se souvient plus d’absurdités de ce genre et quasiment personne ne sait rien de l’abrogation du Glass-Steagall Act, une des causes profondes de la crise de 2008. Bref, c’est après la crise de 2008 qu’est née l’idée et le début d’un travail dont on a vu la conclusion à Kazan, à savoir, la mise en place lente, mais certaine d’une ordre financier alternatif. Et c’est énorme.
Il est au cœur du rapport à l’Occident, que les BRICS ne veulent pas conflictuel. A dire vrai, à l’issue de ce somment, les Russes, compte tenu du conflit avec l’OTAN en Ukraine, auraient souhaité une résolution finale plus dure. Mais les Chinois ont une position neutre et l’Inde comme le Brésil plus proche de l’Occident.
Or, il faut bien comprendre que les BRICS ne sont pas anti-Occident, pas même réellement les Chinois ou les Russes. Ils sont anti-domination de l’Occident sur le monde et l’économie mondiale. C’est une différence importante, qui ouvre toutes les options pacifiques possibles avec un Occident acceptant un monde devenu multipolaire. Mais si l’Occident continue à s’arcbouter sur une puissance exclusive perdue, refuse le partage de la régulation de l’ordre économique mondial, alors les BRICS feront face. Et à cette fin, ils ont mis en place à Kazan toute une série de mesures majeures pour isoler l’Occident et faire fonctionner l’économie mondiale sur d’autres bases.
Après Kazan, la balle est dans le camp Occidental. On verra la réponse au sommet du G20 à Rio entre autres où nous serons présents pour le couvrir comme à Kazan.
La résolution finale du sommet n’est que la partie visible de l’iceberg. Voyons les avancées réelles sous le champ de visibilité.
Les décisions économiques et financières concrètes sont de trois ordres. Elles sont majeures et sont la base d’une organisation multilatérale du monde. Ces décisions auront des répercussions importantes, non seulement pour les BRICS et leurs partenaires, mais également pour le monde occidental, participant du processus de « désoccidentalisation » et de réduction de l’influence du dollar américain. Le plus étonnant est que ces réalisations du sommet de Kazan sont totalement passées sous silence en Occident, au point que sur le site du ministère des Affaires étrangères français, la résolution finale n’est même pas traduite !
Ces trois axes sont, d’abord, la mise en place du système BRICS-Clear qui facilitera les échanges commerciaux internationaux des pays membres et partenaires des BRICS (dont 23 pays à l’heure actuelle) en monnaies nationales, ensuite l’institutionnalisation de la « BRICS Insurance Company » qui permet d’assurer les échanges commerciaux hors du cadre existant actuellement et sur lequel, on le sait peut, s’assoie une large part de la domination occidentale, et enfin la mise en place de marché parallèle pour les céréales, les diamants et les métaux.
Tout cela est chapeauté par l’officialisation de la catégorie des « pays partenaires des BRICS », 13 pays pour le moment comme mentionné plus haut. Ces 23 pays (10 BRICS + 13 partenaires) s’organisent comme une véritable « zone BRICS ».
Parmi les treize partenaires et les membres BRICS, on compte donc l’Inde, la Chine, le Vietnam, l'Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande. Autant dire que les BRICS sont largement dominants en Asie, sinon hégémoniques, et là où s'opère la majeure partie du développement économique mondial pour les décennies à venir. Très exactement là où les États-Unis souhaitent depuis Barack Obama réaliser leur « pivot géostratégique », mais pour lequel ils ont été ralentis avec la guerre en Ukraine et au Proche-Orient. Fidèles à leur stratégie tirée de L’art de la guerre de Sun Tzu, les Chinois ont donc gagné cette guerre avant même qu’elle ne commence. J’écrivais d’ailleurs dans la Revue Politique et Parlementaire, à la veille du début du conflit en Ukraine, que celui-ci profiterait d’abord stratégiquement à la Chine. C’est chose faite.
Premier aspect donc, le système « BRICS-Clear ». Il s’agit d'un système de règlement et de compensation du commerce pour les échanges au sein de cette « zone BRICS ».
Tout en marquant leur respect pour le système SWIFT dans la déclaration finale, l’un des objectifs principaux des BRICS est de disposer d’un système comparable alternatif. Les Russes ont développé le système « MIR » pour leur propre pays, Russes et Chinois travaillent depuis longtemps sur le système international CIPS (Cross-Border Inter-Bank Payments System). Il s’agissait de système préparatoire à ce qui vient (là encore traité avec mépris par les Occidentaux, considérant que « cela ne marcherait pas » – on a les dirigeants qu’on mérite). Le but est de pouvoir utiliser de manière privilégiée les monnaies nationales des 23 comme moyens de paiement pour les transactions internationales.
Dans ce système, la compensation des transactions sera assurée par un « stablecoin » géré par la NBD (Nouvelle Banque de Développement), d’où la présence cruciale de Dilma Ruusseff, sa présidente lors du sommet de Kazan. Comme l’a expliqué Jacques Sapir, ce système « BRICS-Clear » s'inspire de l'Union Européenne des Paiements qui a duré de 1950-1957, où les transactions étaient initialement réglées en dollars. Dans BRICS Clear, un « stablecoin » servira d'unité de compte, tandis que le règlement final se fera en monnaies locales. Cela permettra de compenser les problèmes que rencontrent actuellement les BRICS, car ils utilisent de plus en plus leurs monnaies nationales dans leurs échanges : l’Arabie Saoudite vend son pétrole à son premier client la Chine en Renminbi (RMB ou « monnaie du peuple en chinois, plus connu sous le terme Yuan), les stocks de Yuan permettant à l’Arabie Saoudite d’acheter les productions industrielles chinoise – la Russie a plus de problème avec la Roupie indienne, elle en a d’importants stocks, trop par rapport à ce que l’Inde peut lui vendre, le système « BRICS-Clear » résoudra ce problème.
C’est évidemment colossal.
La deuxième mesure importante concerne l’assurance de ce commerce dans la « zone BRICS » ; il s’agit d’assurer les transports et aussi les contrats, lesquels nécessitent des activités de réassurance.
Ce sera la « BRICS (Re)Insurance Company ». Or, l’assurance du commerce mondial était un apanage occidental. Le transfert annoncé des assurances des échanges de la « zone BRICS » est absolument colossal dans le processus de lutte contre la domination occidentale sur l’économie mondiale. Inutile de préciser qu’il s’agit pour l’Occident d’une perte d’information sur ce qui s’échange concrètement – avoir accès aux contrats d’assurance permets aux agences de renseignement de savoir qui vend quoi à qui. C’est un levier fondamental de l’indépendance des BRICS.
La troisième mesure consiste au contournement de marchés très importants contrôlés par l’Occident : celui des céréales (basé à Chicago), mais aussi celui des diamants et des métaux et donc la création de marché parallèles. Là encore, perte de contrôle pour l’Occident sur un aspect fondamental de la puissance géopolitique du monde à venir : la production agricole. Russie et Chine produisent les trois quarts des engrais du monde et en ont des stocks colossaux. La Russie est déjà le principal exportateur de céréales et sa puissance va s’accroître dans ce domaine avec les riches terres conquise en Ukraine et l’extension de sa surface agricole utile avec le processus de réchauffement planétaire. Elle aura une plus grande marge de manœuvre sur la fixation des prix à l’avenir. De fait, les États-Unis et le Canada vont être privés de leur puissance dans ce domaine, or c’est un des marchés mondiaux les plus importants. Par ailleurs et compte tenu des besoins en Afrique, c’est évidemment un levier diplomatique majeur aux mains de la Russie.
Des arrangements similaires ont été mis en place concernant les diamants et les métaux, qui sont tout autant stratégiques.
C’est la technique du boa constrictor : le lent mais certain étouffement d’un Occident qui se perçoit toujours comme indéboulonnable.
Les deux premières mesures – « BRICS Clear » et « BRICS (Re)Insurance Company » – adoptées lors de ce sommet des BRICS à Kazan auront des conséquences profondes sur la structure du commerce mondial et sur l'utilisation internationale du Dollar et de l'Euro. Je ne peux pas croire que ce n’est pas fait à dessein.
Encore une fois, comme l’explique le mieux Jacques Sapir, il y aura deux types d’effets sur la structure du commerce mondial et d’abord, le détournement des flux commerciaux en raison des conditions préférentielles pour le commerce dans la « zone BRICS » des 23 pays cités.
Ce détournement des flux commerciaux aura des conséquences en termes de pertes d’exportations pour les pays Occidentaux et « non-BRICS » qui pourraient atteindre entre 5 % et 7 % de leurs volumes – c’est significatif. Cela a une double conséquence : risque de déstabilisation financière pour certain pays et aussi une très grosse incitation à rejoindre les BRICS+.
Ensuite, il y a une conséquence directe en termes de perte de chiffre d'affaires conséquente pour les entreprises occidentales d'assurance et de réassurance spécialisées dans l'assurance des transactions commerciales.
Concernant la « dédollarisation » de l’économie – terme non prononcé lors du sommet des BRICS, terme même récusé officiellement par l’Inde et le Brésil, mais qui font tout pour, en particulier en participant à « BRICS-Clear » – elle en sera accélérée et de manière assez massive tant les répercussions monétaires des deux premières mesures citées sont colossales.
Pourquoi ?
Parce que le commerce dans cette « zone BRICS » représente déjà entre 35 % et 40 % du commerce mondial ! La proportion va aller en s’accroissant et non pas en décroissant. Avec ces deux systèmes, une partie croissante du commerce se fera, se fait déjà, en devises nationales. Il fut un temps récent où elle ne se faisait quasiment qu’en dollar. Ainsi en 2014 seuls 10% des échanges commerciaux Russie-Chine se faisaient en Roubles-RMB, maintenant c’est 90% !
Conséquence : rapidement, environ le tiers du commerce mondial, actuellement effectué en dollars et en euros, se fera en devises des pays BRICS, dans le cadre du système « BRICS-Clear ».
Selon Jacques Sapir, la part « dédollarisée » par le système « BRICS-Clear » dans les cinq prochaines années pourrait atteindre entre 70 % et 80 %, représentant alors entre 19,5 % et 25,5 % du commerce mondial ! La part du dollar dans les transactions internationales diminuera en conséquence.
Ainsi, la part des devises dans les réserves des Banques Centrales indiquant leur utilisation de ce même Dollar dans le commerce mondial, celle-ci diminuera rapidement de 58 % actuellement à moins de 40%.
Or, les Dollars détenus par les Banques Centrales sont principalement utilisés pour… acheter des Bons du Trésor américains ! Le passage de 58% de Dollar dans les réserves des Banques Centrales des BRICS à moins de 40% aura pour conséquence… une vente rapide et massive de bons du Trésor des États-Unis, entraînant un effondrement du marché obligataire public et de grandes difficultés pour le Trésor américain dans le refinancement de sa dette. Or, celle-ci est au plus haut, incontrôlable et pourrait voir s’envoler les taux d’intérêts. Il s’agit d’un piège colossal pour le Dollar et les États-Unis.
Il est difficile de rendre compte avec des chiffres combien ce phénomène est rapide et vertigineux, et combien il aura de conséquences. Qu’on se rende bien compte. L’Occident, c’est-à-dire nous, riches et pauvres consommons près de 50% des ressources de la planète, les États-Unis trois fois plus que les Européens, alors que nous ne représentons que 10% de la population mondiale. Et cet écart – par ailleurs démocratiquement et humainement inacceptable – est financé… par la dette. Les conséquences économiques, sociales et donc politiques seront colossales. La mise en œuvre du système « BRICS-Clear » décidé à Kazan aura des implications significatives sur la stabilité du système monétaire mondial, et surtout en Occident.
Le sommet des BRICS de Kazan a allumé la mèche et en Occident on fait comme s’il ne s’était rien passé. Jusqu'à quand ?
Georges Kuzmanovic
Georges Kuzmanovic est analyste géopolitique, souverainiste et président du mouvement République souveraine, rédacteur en chef de https://youtube.com/@fpopmedia
Portrait
Georges Kuzmanovic, 51 ans, est analyste géopolitique, marié et père de trois enfants. Récipiendaire du Titre de reconnaissance de la Nation et de la Croix du combattant, il a servi la France lors d'opérations extérieures (OPEX), en particulier en Afghanistan. Actuellement entrepreneur proposant des analyses « risques pays » pour des entreprises françaises, il a une approche théorique, mais surtout pratique des relations internationales.
Né le 16 mai 1973 à Belgrade, en Yougoslavie, Georges vient d'une famille modeste mais éduquée, avec un père yougoslave professeur de sociologie et une mère française, descendante de paysans lorrains. À 21 ans, il part en mission humanitaire au Rwanda, puis au Mali, en République Démocratique du Congo et au Kosovo. Cofondateur de l'ONG AutreMonde, il coadministre également un centre d'hébergement pour sans-abris à Paris.
Après avoir obtenu un Master en sciences sociales à l'ENS-EHESS, il entame une thèse en socio-économie sur « les mutations des conditions de travail aux États-Unis et en France » et étudie au MIT, avant d'enseigner dans plusieurs universités françaises entre 2002 et 2006. Il est également diplômé de l’Institut National des Langues Orientales, et détient un Master en Science politique et un Master du CEDS (Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques).
Officier de réserve dans l'armée française, troupe de marine, il est durant douze ans engagé dans la réserve opérationnelle de l’armée française et sera déployé dans diverses OPEX, notamment en Afghanistan. Il est également membre de la Société des Explorateurs Français (SEP).
En politique, il rejoint Jean-Luc Mélenchon lors de la création du Parti de gauche (PG) en 2008. Élu secrétaire national pour les questions internationales et de défense en 2015, il devient porte-parole de Mélenchon lors de la campagne présidentielle de 2017 dont il rédige le programme défense et international, ainsi qu'un cahier à la Revue Défense Nationale. Il se présente sans succès aux élections législatives dans le Pas-de-Calais. Cependant, des désaccords politiques (sur l’Union européenne et le respect des principes républicains et laïques) l’amènent à quitter la France Insoumise en novembre 2018.
En mars 2019, il fonde le mouvement République Souveraine, mouvement souverainiste, républicain, laïque et social, prônant une nouvelle approche dépassant le clivage gauche-droite traditionnel, tout en s'opposant à l'ultralibéralisme. Il est un ardent défenseur d’un État fort et d’une France indépendante mue par des principes gaullistes.
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