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Roumanie : annuler la démocratie au nom de la démocratie, par Radu Portocala

 


 

Les temps sont à l’allégeance.

Pour être respectable, il est essentiel de se déclarer pro- tout ce qui fait le bonheur des progressistes : pro-Europe, pro-OTAN, pro-Biden, pro-Zelensky et ainsi de suite. Cette adhésion de principe ne souffre aucune alternative.


            Les institutions de Roumanie se sont ingéniées ces derniers jours à prouver la réalité de ce propos. Une élection présidentielle à deux tours devait s’y tenir les 24 novembre et 8 décembre. Parmi les 14 candidats, il y avait une presque unanimité pro-Union européenne et pro-OTAN. Presque, car deux d’entre eux s’étaient déclarés sceptiques à l’égard de ces institutions et, ce qui est sans doute pire, proposaient l’arrêt immédiat de l’aide roumaine à l’Ukraine – les deux hommes étant décrits par la presse comme souverainistes, ce qui en Roumanie, comme en Occident, est un qualificatif honteux.


            Précisons à ce point qu’en 1990, à peine débarrassée du régime communiste et du statut de colonie soviétique, la Roumanie se jetait dans le giron des États-Unis, certains enthousiastes rêvant même de voir leur pays devenir le 51ème État américain. L’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN était une cause nationale, voire une obsession – en cela, bien entendu, la Roumanie ne se différenciant pas vraiment des autres pays anciennement membres du camp socialiste. Être souverainiste dans ces conditions est une position difficile à tenir.


            Pourtant, à la surprise générale, le 24 novembre, c’est l’un d’eux, Călin Georgescu, qui a été le vainqueur du premier tour de scrutin. Inconnu du grand public, soutenu en théorie par un micro-parti, ayant fait pratiquement toute sa campagne sur TikTok – détail qu’il faut retenir –, son succès est dû soit à un miracle, soit au fait, bien plus crédible, que son discours a convaincu une masse de moins en moins émerveillée par les bienfaits que lui apporte l’appartenance au système euro-atlantique.


            Attribuée à une possible fraude, sa victoire a été très vite contestée par l’un des candidats les moins bien placés. La Cour constitutionnelle a donc été obligée d’ordonner le recomptage des voix. L’opération, déroulée sans observateurs, ce qui n’a soulevé aucune protestation sérieuse, n’a pas produit un résultat différent de celui initialement annoncé. De leur côté, les services secrets ont annoncé, le 26 novembre, qu’en dépit des craintes et même des certitudes exprimées par les vigilants chroniques, aucune interférence étrangère n’avait été enregistrée.


            Cependant, dès le 25 novembre, avant même l’annonce du score définitif, la presse française, dans une belle unanimité et reproduisant dans toutes les publications presque le même texte, déplorait la victoire d’un candidat d’extrême-droite, dangereux pour l’équilibre européen et le bon déroulement de la guerre en Ukraine chère à l’administration de Washington. Bien plus intéressant, l’Union européenne, très préoccupée, s’emparait du dossier et demandait à entendre le patron de TikTok, la plateforme étant accusée d’avoir favorisé l’un des candidats – et précisément celui qu’il ne fallait pas.


            En Roumanie, une sorte de chœur tragique prédisait la fin du monde et à Bucarest, place de l’Université, là où, en 1990, on avait manifesté pendant des semaines contre les tendances communistes du gouvernement post-Ceausescu, une petite foule de jeunes progressistes manifestait soir après soir, cette fois contre le fascisme qu’incarne Georgescu, accusé de connivence avec Vladimir Poutine. Certains portaient des écriteaux souhaitant la mort du candidat, et il va de soi que personne ne s’est ému de cette preuve quelque peu radicale de démocratie.


            Le vote populaire mal accordé ne pouvait que provoquer l’inquiétude des démocrates euro-atlantistes. On ne saura sans doute jamais sous quelle forme cette inquiétude s’est exprimée, mais il est aisé de deviner que ce sont les « partenaires occidentaux » de la Roumanie qui en ont fait part aux responsables de Bucarest. Et il est évident qu’il a été demandé au président Klaus Iohannis d’agir. Il convoquait donc, dès le 28 novembre, le Conseil supérieur de défense du pays – instance dans laquelle il siège avec le premier ministre, le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Défense et les chefs des services secrets. Le communiqué émis le lendemain parle d’« exposition massive » sur la plateforme TikTok et du « traitement préférentiel » accordé à « un des candidats » au détriment des autres. Tout cela est plutôt vague et n’entraîne aucune conséquence. Les spéculations, en revanche, se multiplient, donnant lieu à une certaine agitation.


            Dans cette atmosphère trouble ont eu lieu, le 1er décembre, les élections législatives à un tour. C’est la coalition sortante qui les gagnait (socio-démocrates et libéraux), mais les partis souverainistes obtenaient un peu plus de 30 % de voix. Raison de plus pour que l’inquiétude des euro-atlantistes s’aggrave.


            Mais la surprise désagréable devait se produire le 2 décembre. Forte des assurances données par les services secrets, la Cour constitutionnelle validait les résultats du premier tour. Ainsi, Călin Georgescu allait se présenter au second tour, avec, bien entendu, l’inévitable « cordon sanitaire » formé autour de lui selon le modèle bien connu. Sa contre-candidate devait être Elena Lasconi, personnage tout au plus médiocre ayant l’avantage d’être pro-tout : pro-Union européenne, pro-OTAN, pro-mariage et adoptions LGBT et, bien entendu, pro-guerre en Ukraine.


            Le 4 décembre, le président Iohannis décidait de déclassifier les informations qu’il avait reçues des services d’espionnage et de contre-espionnage. Et, comme il fallait s’y attendre, leur contenu ne correspond pas aux assurances de non-ingérence qui avaient été données immédiatement après le 24 novembre. Désormais, il y a un coupable, désigné très clairement : le succès de Georgescu est dû aux manigances russes. De son côté, le président affirme, sans craindre le ridicule, que « très vite après le premier tour, [il a] reçu de la part des services des signaux téléphoniques indiquant que certaines choses sont étranges ». (On pourrait se demander pourquoi pas tout simplement par SMS ?) Toutefois, les preuves claires manquent. Les textes sont pleins de « il semblerait que », « il se pourrait », "il n’est pas exclu" et autres approximations. Ce revirement, aussi approximatif soit-il, ne trouble personne, alors qu’il devrait soulever de graves interrogations.


            La révélation définitive est venue le 5 décembre, lorsque le secrétaire d’État américain Anthony Blinken annonçait avec certitude que la Russie avait influencé de manière décisive l’élection afin de permettre à Călin Georgescu de gagner le premier tour. Le lendemain, Adrian Zuckerman, ancien ambassadeur américain à Bucarest, confirmait ces dires, ajoutant une note pour le moins ridicule : les manœuvres d’influence à travers TikTok auraient commencé dès 2016.


            Notons qu’on ne reproche pas à Georgescu ses propos d’une abyssale absurdité sur l’origine du peuple roumain, ni ses bruyants excès mystiques, ni même le fait d’admirer le patriotisme du maréchal Antonescu, allié de l’Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou du parti pro-allemand de la Garde de Fer. Cela viendra, sans doute, mais pour l’instant, c’est son scepticisme à l’égard des structures euro-atlantiques qui lui est reproché, et l’indémontrable car probablement inexistante aide russe. Dans le même temps, le fait que les autres candidats soient soutenus ouvertement par Bruxelles et plusieurs capitales européennes n’est manifestement pas considéré comme une forme d’ingérence.


            En fin de compte, contredisant sa décision du 2 décembre, la Cour constitutionnelle décidait dans l’après-midi du 6 décembre – alors que, dans les consulats de Roumanie à l’étranger, les électeurs votaient déjà pour le second tour ! – d’annuler le premier tour de l’élection présidentielle pour cause d’actions maléfiques de la Russie. Suivant le modèle géorgien, le président Klaus Iohannis, dont le mandat expire le 21 décembre, se hâtait d’annoncer qu’il ne quitterait pas son poste avant que son successeur n’ait prêté serment – cela pouvant se produire assez vite ou dans quelques mois. En attendant, il est presque certain qu’un motif sera trouvé pour empêcher Călin Georgescu de se présenter à nouveau, et c’est peut-être ainsi que peut s’expliquer la frénésie avec laquelle les autorités se sont mises à la recherche de groupes extrémistes armés, complotistes et fascistes qui fomentent dans l’ombre des révoltes, des coups d’État et autres abominations fantasmées bonnes pour convaincre l’opinion de la nécessité du combat acharné pour la défense de la démocratie euro-atlantique.

 

                                                                                   Radu Portocala


Radu Portocala est écrivain et journaliste, spécialisé notamment en Relations Internationales.

Né, comme il dit, "à la pire époque de la Roumanie communiste", "venu au monde entre deux arrestations, celle de mon grand-père, tué en prison, et celle de mon père, c'est pour éviter ma propre arrestation, en 1977, que le gouvernement grec a fait des efforts immenses pour me faire sortir de Roumanie".

Il a travaillé pour Radio France International, a été correspondant de Voice of America, de la BBC, a également réalisé des émissions pour Radio Solidarnosc.

Il a collaboré au magazine Le Point, Courrier International, puis, plus récemment à Causeur, Atlantico et Politique Magazine.


Il a notamment publié :

  • Autopsie du coup d'État roumain, Calman-Lévy,1990

  • L'exécution des Ceausescu, Paris, Larousse, 2009

  • Le vague tonitruant, Paris, Kryos, 2018

  • La chute de Ceausescu, Paris, Kryos, 2019    



Photo Louisa Gouliamaki, Reuters, décembre 2024

 

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