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Nyctalopes #2, « Le plus beau métier du monde ? », par René Chiche

Dernière mise à jour : 2 nov.


Il ne se passe plus un jour sans qu’on apprenne qu’un élève ici ou là ait giflé, frappé ou menacé l’un de ses professeurs. Une source bien informée m’a confié récemment que le nombre annuel de signalements (« faits établissement » dans le jargon de l’éducation nationale) dépassait les... trois millions. Chut ! Pas de vagues ! D’ailleurs à quoi bon feindre de s’indigner ? La société ne fait que récolter ce qu’elle a semé. Quand on s’est réjoui de transformer l’école en un « lieu de vie » dans lequel la transmission du savoir était devenue improbable, pour ne pas dire impossible, et quand on s’est employé à priver les élèves et leur famille de tout repère en leur présentant « la réussite » comme un dû, il ne faut pas s’étonner que le reste suive.

Jadis, dans l’emploi du temps d’un collégien ou d’un lycéen, il y avait les mathématiques, le français, l’histoire et la géographie, la physique, la chimie, telle ou telle langue vivante, la musique, le latin, le grec, la philosophie, chacune de ces disciplines (terme qu’il faut entendre en tous ses sens pour le comprendre parfaitement) étant dotée d’un horaire conséquent tant il va de soi que c’est une condition essentielle pour tout apprentissage.

Aujourd’hui, cet emploi du temps a non seulement été réduit comme peau de chagrin mais une grande partie des heures d’enseignement disciplinaire a été remplacée par des heures de rien au cours desquelles on prétend éduquer aux médias, aux valeurs de la République, à la vie affective et sexuelle, aux gestes pour préserver la planète et sauver les anémones de mer, à la lutte contre les stéréotypes de genre, de taille, de race et j’en passe, sans oublier les inénarrables heures de vie de classe, d’accompagnement personnalisé, d’aide à l’orientation. Oui, des heures de rien qui occupent sans instruire et n'élèvent que le niveau de la désinstruction nationale !

En moins d’un demi-siècle en effet, les gouvernements qui se sont succédé, de droite aussi bien que de gauche (bien que la gauche se soit particulièrement illustrée en la matière), sont parvenus à faire presque table rase de ce qui instruit tout en mettant « la réussite des élèves » au début de chacune de leur phrase. La seule chose qu’ils ont vraiment réussie, c’est d’avoir mis la plus belle institution de la République dans le plus déplorable état, ce qui ne les empêchera pas de proclamer leur admiration pour les professeurs devant le cercueil d’un Samuel Paty, d’un Dominique Bernard et de quelques autres. Ceux qui étaient à la tête de l’éducation nationale ont laissé l’institution se déliter, quand ils n’y ont pas œuvré eux-mêmes avec ardeur. Les leçons ont été remplacées par des activités, les estrades ont été mises à la déchetterie du coin, les tables dans les classes ont été disposées en « ilots » pour ne pas exposer les jeunes gens à une autorité supposée traumatisante, mais sans autre effet en réalité que celui de favoriser un bavardage permanent qui est presque partout devenu la norme. Les chefs d’établissement, chefs de service et jusqu’aux recteurs ont cessé d’être des pairs (primus inter pares) pour devenir des « managers », et les professeurs qui osent encore enseigner leur discipline sans faire d’histoires se voient reprocher leur manque d’esprit d’équipe et sont mal notés par leur hiérarchie tandis que sont promus ceux qui savent se vendre à grand renfort de projets d’une vacuité à faire pleurer. Il en résulte que ceux qui sont passionnés par leur discipline trouvent de moins en moins leur place dans l’institution qui était pourtant faite pour eux - d’où soit dit en passant la baisse effrayante du nombre de candidats de valeur aux concours de recrutement de l’éducation nationale, et la baisse du niveau du recrutement qui en résulte mécaniquement, avec des conséquences forcément catastrophiques pour la nation tout entière à terme.

Si l’on veut reconstruire l’école, et il le faut, commençons par revaloriser sans attendre ce qui est parfois qualifié de « plus beau métier du monde » avec une totale hypocrisie. L’école ne repose que sur la qualité de son corps enseignant : recrutez d’excellents maîtres et fichez-leur la paix, le reste suivra ! On est bien capable de se battre pour sauver des espèces en voie de disparition dont personne n’a jamais entendu parler : va-t-on laisser les professeurs disparaître sans mot dire et accepter qu’ils soient remplacés par des animateurs ou de simples assistants de l’intelligence artificielle, comme on en prend le chemin ? Hait-on à ce point la jeunesse pour ne pas lui donner les meilleurs professeurs, et ce quoi qu’il en coûte ?"


Publié sur X par René Chiche, le 26 octobre 2024


René Chiche est professeur agrégé de philosophie, membre du Conseil Supérieur de l'Éducation, vice-président de Action et Démocratie/CFE-CGC,

Auteur de Le Désinstruction nationale, éditions Ovadia, 2020


Photo d'illustration Anne-Sophie Chazaud, ancien collège Maurice Scève, Lyon Croix-Rousse, 2017


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