Un an de guerre… Un an de propagande… Un an de bavardage… Un an de silence… Un temps de désordres dans un monde d’où, déjà, l’ordre s’était retiré. Un temps, aussi, qui, pour moi, s’est renversé.
Dans la Roumanie où j’ai vu le jour, encore occupée par l’Armée rouge et dirigée en sous-main par les conseillers que Moscou uenvoyait, tout ce qui était russe ou soviétique était bon et tout ce que faisait ou produisait l’Occident était mauvais. Dans tous les pays qu’un sort malheureux avait enfermés dans le « camp socialiste » c’était la même chose. Et cela, bien entendu, suffisait pour faire grandir une antipathie viscérale, dépassant les limites de la politique, contre ce qui venait de l’Est.
Aujourd’hui, cette antipathie est exigée. Toute personne qui pense correctement se doit de détester la Russie, ses écrivains, ses peintres, ses compositeurs, ses musiciens, ses athlètes, son histoire, et jusqu’à ses chats, éliminés des concours internationaux. Il y a dans cela une sorte de normalisation de la même nature que celle pratiquée par Brejnev, et c’est avec des méthodes soviétiques qu’on nous demande de haïr la Russie. Un homme comme il faut ne mange plus de la salade russe, mais de la salade ukrainienne – tout comme, autrefois, à l’Est, l’histoire était effacée et, par exemple, on remplaçait les vieux noms des rues par les noms des militants communistes, parfois criminels, qui avaient la faveur des idéologues du Kremlin.
À rebours de cela, ceux qui, il y a treize mois, auraient été incapables de trouver l’Ukraine sur une carte et de dire deux mots au sujet de cette contrée sont devenus en un jour ses adulateurs fanatiques, aveugles soudain à tout ce qui avait pu, et peut encore, se dire sur la corruption extravagante qui y règne, sur le commerce de femmes et de ventres, sur les trafics de toutes sortes, et même sur le penchant de certains de ses habitants pour une sorte de nazisme revivifié. Tous ces effacements soudains de la mémoire tiennent du miracle et rappellent fâcheusement à celui qui vient de l’Est l’ancien temps : on adore l’Ukraine de Zelensky exactement comme on adorait l’Union soviétique de Staline, en la voyant pure, incapable du moindre méfait, en la sanctifiant presque.
Journalistes, chroniqueurs, experts, analystes qui remplissent les colonnes des journaux et les plateaux de télévision ne sont rien d’autre que la triste copie des brigades d’agit-prop dont la mission était de diriger avec insistance vers l’Est l’amour des peuples. La nuance fait désormais mauvaise figure et a été bannie de tout débat, dans un camp et dans l’autre. Des amitiés, souvent vieilles et qu’on pouvait croire fortes, se défont lamentablement, se changent en soupçons – comme au temps où, dans l’univers soviétique, tout le monde soupçonnait tout le monde.
La vieille sentence des léninistes « Qui n’est pas avec nous est contre nous » a cours plus que jamais. Ne pas tomber en pâmoison devant les prouesses de marketing de l’homme au tricot kaki vous fait immanquablement condamner pour « poutinisme » ou, pire, « poutinolâtrie ». Il nous faut accepter que se pencher devant la croix gammée inscrite sur les drapeaux des bataillons Azov ou tatouée sur la poitrine de ses soldats soit chose normale ; que ne pas révérer Bandera, le tueur de Juifs et héros national ukrainien serait, chez nos nouvelles idoles, une hérésie.
La presse, comme à l’époque où on nous disait que la maladie allait décimer l’humanité, est presque unanime, ne supporte pas la contradiction. Elle lave les cerveaux, oriente spectateurs et lecteurs sur la bonne voie avec une efficacité redoutable. Dire ou publier un article à contresens ? Plutôt éviter prudemment le sujet, s’enfermer dans le silence que de troubler le bel unisson. Elle s’empare des sentiments, dirige l’amour d’un côté et la haine de l’autre, escamote les vérités qui ne plaisent pas, invente des vérités de substitution, manipule, désinforme – tout cela avec la sagacité à la fois perverse et stupide des services de propagande des régimes communistes. Quand on a déjà été soumis à cette expérience, quand on a été réduit à un état où on ne pouvait jamais savoir ce qui était vrai et ce qui était faux, revivre ces choses est pour le moins terrible – et encore plus terrible de les revivre ici, à l’Ouest, d’où nous venaient autrefois les seules informations que nous acceptions de croire. Mais, aujourd’hui, l’information est presque morte. La presse diffuse des dogmes. Comme jadis à l’ombre du Rideau de Fer.
Ce Rideau dont l’Occident a applaudi la chute et que, maintenant, l’Occident a lui-même déployé au nom de ce Bien qu’il veut infliger au monde entier. Le « grand frère » n’est pas mort comme on nous disait il y a trente ans ; il a seulement changé sa position dans l’espace. Le « grand frère » n’est plus à l’Est, il est maintenant à l’Ouest. Et il commande toujours avec la même âpreté. La prosternation de l’Europe devant lui est le seul signe de vie qu’elle puisse encore donner. Et cette prosternation est symétrique de celle dans laquelle le monde de l’Est avait été condamné à s’endormir aux pieds de l’Union soviétique. Pour celui qui s’en est échappé, quelle amertume ! Quelle amertume de tout revivre, même à l’envers !
L’Europe, cette Europe qui est maintenant si différente de celle dont nous rêvions quand nous étions prisonniers là-bas, s’effondre plus vite sous le poids des lubies du nouveau « grand frère » que ne s’effondrent les immeubles en Ukraine sous les bombes russes. Mais, à la différence de ces immeubles, elle ne pourra probablement plus jamais être reconstruite, car le sol sous ses pieds est devenu friable.
Radu Portocala.
Radu Portocala est écrivain et journaliste, spécialisé notamment en Relations Internationales.
Né, comme il dit, "à la pire époque de la Roumanie communiste", "venu au monde entre deux arrestations, celle de mon grand-père, tué en prison, et celle de mon père, c'est pour éviter ma propre arrestation, en 1977, que le gouvernement grec a fait des efforts immenses pour me faire sortir de Roumanie".
Il a travaillé pour Radio France International, a été correspondant de Voice of America, de la BBC, a également réalisé des émissions pour Radio Solidarnosc.
Il a collaboré au magazine Le Point, Courrier International, puis, plus récemment à Causeur, Atlantico et Politique Magazine.
Il a notamment publié :
Autopsie du coup d'État roumain, Calman-Lévy,1990
L'exécution des Ceausescu, Paris, Larousse, 2009
Le vague tonitruant, Paris, Kryos, 2018
La chute de Ceausescu, Paris, Kryos, 2019
Photo AFP, Anatolii Stepanov, Donbass, 2022.
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