PRESENTATION/PARCOURS
Je me définirais comme un « spectateur engagé », pour reprendre la formule de mon grand aîné à l’Ecole Normale Supérieure, Raymond Aron. Je suis universitaire, historien, et comme je travaille sur l’histoire contemporaine, l’interrogation sur le présent n’est jamais loin.
Mes travaux de recherche ont porté sur l’histoire de la Shoah. J’ai étudié de près le processus de décision qui, dans l’appareil totalitaire nazi, mène à la décision du génocide des Juifs. J’ai aussi accompagné, au milieu des années 2000, les enquêtes de terrain, en Ukraine, du Père Patrick Desbois sur la « Shoah par balles » : il s’agissait de recueillir les témoignages d’Ukrainiens ordinaires, dans les villages et les petites villes, qui avaient été témoins des massacres commis par des commandos de la SS et de la police allemande (avec d’éventuels auxiliaires locaux).
Si je devais désigner une originalité – modeste – à mes travaux : j’ai compris en travaillant sur les massacres commis par les nazis, et en travaillant en général sur les violences de masse au XXè siècle, que la violence progresse selon des paliers. Lorsqu’un certain seuil est atteint, la violence fait un bond d’intensité, jusqu’au palier suivant. Un génocide ne sort pas de nulle part. Il se déroule dans le cadre d’une guerre, internationale ou civile. Nous aurons sans doute à expliciter ce point.
En ce qui concerne mon parcours, j’ajouterais que, travaillant sur l’un des plus terribles massacres de l’histoire, j’ai vite compris qu’il y a des objets historiques qui engagent la personne du chercheur. Quand vous lisez des documents d’archives ou quand vous écoutez des récits qui racontent des massacres, vous avez à vous blinder, pour supporter, mais vous prenez garde, aussi, à ne jamais vous habituer à ce que vous découvrez.
Le fait d’être catholique m’a beaucoup aidé. L’éducation chrétienne ne vous laisse aucune illusion sur la nature humaine, sur ce dont l’être humain est capable vis-à-vis de son semblable. Mais elle vous remplit d’optimisme, aussi : l’homme a été racheté ; il est créé pour participer, dans le Christ, à la vie de son créateur. Nous sommes porteurs de cette espérance : à la fin, le mal sera vaincu par l’amour.
Evidemment, je me suis intéressé à la question de l’antijudaïsme chrétien. Je suis né en 1969. Le héros de ma première partie de vie, c’est saint Jean-Paul II. Et sa contribution au rapprochement avec nos frères juifs a été essentielle pour moi. J’ai aussi été profondément influencé par le philosophe Claude Tresmontant – génial philosophe des sciences mais aussi, dans la dernière partie de sa vie, exégète innovant, qui a reconstitué, sous le grec des évangiles, l’original en langue hébraïque, que saint Jérôme, par exemple, avait entre les mains mais que nous avons perdu lorsque l’héritage de « l’hébraïsme » de l’époque du Christ, s’est définitivement cristallisé, avec la divergence du judaïsme -qui a gardé la langue sacrée du Premier Testament-, et du christianisme -qui a exprimé le génie hébraïque dans les grandes langues internationales de l’époque : l’araméen, le grec, le latin...
Tresmontant m’a aussi appris que le christianisme et le judaïsme orthodoxes ont un frère ennemi, en termes métaphysiques, la gnose. C’est-à-dire la transformation de la Révélation monothéiste en une science pour initiés; ces initiés étant porteurs d’une vision dualiste où le créé n’est plus une bénédiction créée ex nihilo par un Dieu qui est Amour mais une malédiction, un enfermement de la lumière divine dans une matière créée par une Puissance mauvaise ; la création est ce processus de chute dans la matière et l’histoire consiste en la lutte des initiés, des « élus », pour détruire le règne matériel et retrouver le règne spirituel originel. C’est un point fondamental, car toutes les idéologies modernes sont fondées sur un rejet de l’héritage monothéiste et l’adoption d’un point de vue gnostique. Le judaïsme n’a pas plus échappé à ce phénomène que le christianisme. Le sionisme est fils de la version juive de la gnose (cette Kabbale magnifiquement étudiée par Gershom Scholem). Il a été engendré par ce courant religieux (hérétique du point de vue du judaïsme traditionnel), qui veut hâter la venue du Messie en se réemparant de la "Terre Promise" sans attendre. Pour le judaïsme traditionnel, la venue du Messie précède le retour en Terre Sainte. Pour les courants religieux dont le sionisme est l'aboutissement, il faut provoquer cette venue du Messie en se rendant en Terre Sainte et en y rétablissant l'Israël biblique. Dans la version extrême, c'est le peuple juif réinstallé sur sa terre, qui est le sujet de l'histoire, le Messie.
C’est ce caractère gnostique, de mon point de vue, qui donne au sionisme son caractère fréquemment impitoyable, sans compromis possible avec le reste du monde. C’est bien la raison pour laquelle de nombreux Juifs religieux, aujourd’hui encore, sont hostiles au sionisme – un phénomène largement ignoré par les commentateurs.
Le judaïsme orthodoxe est fondé sur la même loi d’amour que le christianisme. Ce qui nous sépare, nous chrétiens, du judaïsme orthodoxe, c’est l’identité du Messie – comme nos frères juifs orthodoxes nous attendons pour fin des temps une manifestation du Messie qu’il ne faut pas précipiter ; à la différence d’eux, nous affirmons connaître ce Messie, Jésus de Nazareth, qui est déjà venu pour nous et qui reviendra. Mais nous avons, nous les catholiques, une pensée commune, théoriquement, avec le judaïsme orthodoxe, et qui nous met en opposition spirituelle avec le sionisme : c’est l’idée qu’il faudrait hâter la venue du Messie, par un projet temporel et, au besoin par des guerres, car le Messie se manifestera au cœur d’une catastrophe. Notons que certains chrétiens évangélistes américains pensent comme les sionistes.
La première fois que je suis allé en « Terre Sainte », c’était comme pèlerin, en 1989. Dès ce premier voyage, j’ai été saisi par l’incapacité de beaucoup de Juifs israéliens à traiter sur un pied d’égalité les chrétiens palestiniens (même quand ils ont un passeport israélien). Disons que ce constat m’a toujours prémuni contre les généralités concernant les musulmans palestiniens. Je suis souvent retourné en Israël et j’ai toujours fait le même constat : d’un côté, j’admirais la vitalité, la créativité des Juifs israéliens. De l’autre, il y avait plusieurs occasions à chaque séjour où je voyais maltraiter mes frères chrétiens arabes. Même si j’avais eu un biais, j’aurais éprouvé de l’empathie, automatiquement pour les frères musulmans de mes frères chrétiens…
Le grand Louis Massignon (1883-1962) – sans doute le plus grand arabisant et spécialiste de l’Islam qu’ait connu la France – m’a énormément aidé, lorsque j’ai lu son texte sur « les trois prières d’Abraham » (la prière de Mambré à Dieu pour que les païens de Sodome et Gomorrhe soient sauvés grâce à la présence de justes en leur sein, anticipation de la prière chrétienne ; la prière à Beersheva pour le fils, Ismaël, qu’Abraham a eu de sa servante Hagar, anticipation de la prière musulmane, celle des descendants d’Ismaël ; la prière d’offrande qu’Abraham fait, de son fils Isaac, au mont Moriah, finalement épargné par Dieu, anticipation pour Massignon de la prière juive). Converti par saint Charles de Foucauld, Massignon fut un très grand universitaire, en même temps qu’un passeur, entre monde chrétien et monde musulman. Il m’a fait comprendre en détail ce que dit le concile Vatican II : nous croyons au même Dieu que les Juifs et les musulmans ; même si je suis convaincu que seul le christianisme nous dit ultimement qui est le Dieu unique, Trinité de l’Amour incréé, je sais que nous partageons avec les courants orthodoxes du judaïsme et de l’islam, une même métaphysique de la Création, œuvre de l’Amour de Dieu, autrement dit créée sans aucune nécessité. Et de même qu’il serait absurde d’amalgamer le christianisme au communisme (cette « idée chrétienne devenue folle », comme dit Bernanos), ou de poser une équivalence entre judaïsme et sionisme, de même, il est erroné de confondre islam et l’islamisme qui a pu se déchaîner dans le dernier demi-siècle, chez une partie des musulmans du monde.
Pardonnez-moi pour ces longs aperçus sur mon parcours mais ils sont nécessaires pour comprendre les nuances que j’apporte au commentaire sur les conflits dans lesquels est actuellement plongé le Proche-Orient.
Je pourrais aller plus vite en disant que je suis Français et que je fais mienne la précaution du grand Cardinal de Richelieu, qui disait se méfier de « ceux qui arrivaient avec un chapelet dans une main et une épée dans l’autre ». Tout mon parcours m’a appris à me méfier de ceux qui pensent que la religion peut apporter une solution politique au conflit du Proche-Orient. Je me méfie des « chrétiens sionistes » américains et du gouvernement Netanyahu autant que des islamistes. Je refuse de confondre critique au gouvernement Netanyahu et antisionisme mais aussi antisionisme et antisémitisme. Il y a des Juifs antisionistes, jusqu’en Israël ! Et il y a des sionistes qui détestent Netanyahu et son gouvernement. Plus profondément, malgré tout, je pense que l’exacerbation du sionisme par Netanyahu est l’aboutissement quasi-inéluctable d’un projet enraciné dans une métaphysique gnostique. Il n’y a pas d’autre avenir, pour l’Etat d’Israël qu’un nouveau modus vivendi entre Juifs, chrétiens et musulmans en Terre Sainte. Il ne sera possible que si l’on neutralise les trois messianismes exacerbés (exceptionnalisme américain, sionisme et islamisme) et si l’on revient à un dialogue réaliste et fondé sur le respect mutuel, entre les trois lignées issues d’Abraham.
RETOUR SUR LES FAITS
Vers l’Orient compliqué, j’essaierai d’exposer les choses, sinon simplement, du moins clairement.
Il faut toujours repartir du droit international. Les résolutions de l’ONU doivent être notre boussole. En novembre 1947, l’ONU avait voté un plan de partage de la Palestine, qui a été refusé par la partie arabe, parce que la communauté internationale avait fait la part trop importante, selon eux, aux Juifs de Palestine. J’insiste sur ce dernier point : il est souvent traité cavalièrement. Nous n’avons pas à prendre partie aujourd’hui. Mais à comprendre que la création d’un État juif en Palestine n’allait pas de soi pour de nombreux contemporains, à commencer par les Arabes du Proche-Orient.
En novembre 1967 d'ailleurs, dans une célèbre conférence de presse, le Général de Gaulle se faisait encore l’écho de l’émotion suscitée dans le monde arabe par l’installation d’Israël vingt ans plus tôt.
S’en est suivie la guerre de 1948-49, qui a abouti à quelques gains de territoires supplémentaires par Israël mais laissait la bande de Gaza et la Cisjordanie en dehors d’Israël et fixait une frontière avec le Liban que l’on appelle « ligne bleue » et qui sépare Israël du « Sud-Liban », aujourd’hui lieu d’affrontement avec le Hezbollah.
S’il n’y avait eu que des combats entre Israël et les États arabes environnants, la situation n’aurait pas évolué de manière trop dramatique. Mais le problème vient de ce qu’avant et après la proclamation de l’État d’Israël (en mai 1948), les chefs d’Israël en émergence ont provoqué, par la violence, un exode massif des populations arabes (palestiniennes). Près de 750 000 Arabes palestiniens sur les 900 000 qui vivaient dans les territoires qui allaient devenir l’État d’Israël, fuient vers la Cisjordanie, la bande de Gaza, en Jordanie, au Liban et en Syrie. C’est ce que les Palestiniens appellent la Nakba, « la catastrophe ». Aujourd’hui, on parlerait de « nettoyage ethnique ». Leurs descendants représentent désormais 5 millions de réfugiés palestiniens, à Gaza, en Cisjordanie ou dans les États environnants.
Dans le contexte de l’après-guerre, les violences étaient nombreuses ; et puis le monde avait une sympathie naturelle pour les Juifs d’Europe survivants de la Shoah qui venaient s’installer dans le nouvel État d’Israël. Les chefs sionistes ont clairement abusé de cette sympathie. Je sais qu’il y a jusqu’à aujourd’hui un débat entre historiens, certains considérant qu’il n’y avait pas, dès le départ, de projet d’expulsion des Palestiniens d’un certain nombre de territoires de la part des fondateurs de l’État d’Israël. Je trouve plus cohérente et mieux fondée dans les sources l’école historique qui voit l'expulsion des Palestiniens comme faisant partie intégrante du projet. Il faut avoir cet épisode en tête pour comprendre les haines inexpiables qui se mettent en place à cette époque. Sans compter le fait que l’exode des Palestiniens a déstabilisé profondément les États voisins.
Peut-être les choses auraient-elles pu se stabiliser avec le temps. Mais, de facto, Israël a toujours pratiqué le raid préventif et dissuasif, comme en témoignent les résolutions de l’ONU des années 1950 et 1960, qui condamnent le nouvel État après des attaques contre la Syrie, le Liban, Gaza, la Cisjordanie…Il n’est pas question de nier que les États arabes misaient sur le caractère éphémère de l’État d’Israël. Cela ne doit pas occulter pour autant le fait que les Israéliens n’ont jamais accepté la création d’un État palestinien comme le voulait l’ONU.
La guerre des Six Jours, en 1967, représente une escalade, Israël passant du raid préventif à une véritable guerre d’annexion de nouveaux territoires. On se rappelle les critiques du Général de Gaulle envers Israël, en novembre 1967 ; il ne faisait que dire le soutien de la France à la fameuse résolution 242 des Nations Unies, qui dénonçait les annexions réalisées par Israël lors de la Guerre des Six Jours : la Cisjordanie, le plateau syrien du Golan, Gaza et le Sinaï, Jérusalem-Est. Les frontières d’avant la Guerre des Six Jours sont encore aujourd’hui pour la communauté internationale, la référence. C’est sur elles que s’appuie la quasi-totalité des pays de la planète pour proposer les frontières d’un futur État palestinien, qui coexisterait avec l’État d’Israël. Il y a des Israéliens qui acceptent un État palestinien mais même eux ne veulent pas entendre parler des frontières de 1967.
Il faut citer l’avertissement prémonitoire du Général de Gaulle à l’État d’Israël :
« Israël ayant attaqué, s’est emparé, en six jours de combat, des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant, il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour, il qualifie de terrorisme ».
Depuis 1967, Tel-Aviv est dans un état de tension permanente avec son environnement géopolitique, ponctué de guerres régulières. Les tentatives diplomatiques échouent toutes parce qu’à un moment ou un autre, la question de l’avenir des Palestiniens revient comme un boomerang. Plus les Israéliens espèrent en avoir fini avec la perspective d’un État palestinien (plus ils lancent loin le boomerang, pourrait-on dire), plus la question du respect du droit international revient, avec une force déstabilisatrice pour eux.
Israël a toujours refusé la résolution 242, comme les nombreuses résolutions du Conseil de Sécurité ou de l’Assemblée Générale qui ont suivi. L’attitude de défi à l’ONU, caricaturale chez Netanyahu, est permanente, tout au long de l’histoire d’Israël. Elle est devenue aujourd’hui outrancière dans son expression.
A partir de 1967, on a une triple évolution :
1- une radicalisation terroriste des mouvements palestiniens, qui se sentent de plus en plus impuissants.
2- un réalisme croissant des voisins d’Israël, qui aspirent à la paix avec Tel-Aviv.
3- une radicalisation du sionisme qui, de laïc, devient de plus en plus religieux, à partir de la fin des années 1970.
La fin de la Guerre froide produit un relatif apaisement, malgré la révolte des Palestiniens (Intifada de la fin des années 1980). L’OLP abandonne le terrorisme. Et le réalisme revient à Tel-Aviv, dans la première moitié des années 1990, en la personne de Rabin, qui faisait un constat simple : confronté à un environnement géopolitique devenu incertain du fait de la révolution iranienne, il fallait trouver un accord avec les Palestiniens.
Ce furent les accords d’Oslo, entre 1993 et 1995. Je me rappelle mon sentiment à l’époque : d’un côté, ma culture politique française se révoltait, à constater la manière dont, sous le patronage américain, Israël « octroyait » l’autonomie aux Palestiniens de Cisjordanie, avec des zones différenciées de contrôle israélien. Politiquement, nous autres Français sommes des « Romains », et nous ne pouvons pas envisager autre chose qu’une paix fondée sur l’égalité des peuples. D’un autre côté, je me disais qu’il ne fallait pas insulter l’avenir. Il y a eu à cette époque un formidable espoir, dans le sillage de la chute du communisme soviétique et de la fin de l’apartheid sud-africain : il semblait que l’on allait voir aussi la paix s’installer au Proche-Orient.
Visiblement les accords d’Oslo ont fait suffisamment peur à une partie de la classe politique israélienne pour qu’ils soient sabotés immédiatement par une intensification de la colonisation juive des terres palestiniennes, autour de Jérusalem et en Cisjordanie. L’assassinat de Rabin enterra les accords d’Oslo avec lui.
Avec la fin des années 1990, commence l’ère dominée politiquement par Benjamin Netanyahu. Puissante personnalité politique, il est devenu, de mon point de vue, le mauvais génie d’Israël. Netanyahu est héritier, par son père, du courant qu’on appelle le « sionisme révisionniste », fondé dans l’entre-deux-guerres par Jabotinsky (le père de Benjamin, Bension Netanyahu était son secrétaire particulier). Le « sionisme révisionniste » n’est prêt à aucune concession. Louis Massignon, d’abord plein de sympathie pour le sionisme, avait averti, dans les années 1930, du danger que représentait le courant de Jabotinsky pour la stabilité de la région.
Netanyahu, depuis le début de sa carrière politique, a suivi quelques principes simples :
-Empêcher à tout prix qu’existe un État palestinien ; il s’est allié pour cela aux partisans du Grand Israël et partage leur radicalité même s’il est infiniment plus souple tactiquement.
-D’autre part, Netanyahu a toujours considéré qu’il ne pouvait pas exister d’État souverain puissant à proximité d’Israël. D’où son appui à la politique néoconservatrice américaine qui a détruit l’Irak, échoué à détruire la Syrie et rêve de renverser le régime iranien pour ramener ce pays au temps du Shah, quand il était un protectorat américain.
-Netanyahu est un pur machiavélien. La fin justifie toujours les moyens. La fin, c’est la survie et l’installation durable de l’État d’Israël dans un environnement hostile.
On ne prête qu’aux riches : certains affirment que Netanyahu a été prêt à saboter de toutes les manières la légitimité de l’Autorité Palestinienne issue des accords d’Oslo et à faire monter à Gaza un mouvement musulman radical, le Hamas, qui est au départ une simple branche des Frères musulmans. Ce point de vue, qu’on entend souvent, est exagéré. Il suffit, selon moi, de constater que l’intransigeance du « sionisme révisionniste » de Netanyahu a nourri un mouvement palestinien radical. Abandonner la bande de Gaza au Hamas, autoriser les financements extérieurs envoyés au mouvement, ne rien faire pour stopper la contrebande d’armes alors que l’Égypte, réconciliée avec Israël depuis la fin des années 1970, attendrait que l’on combatte fermement les Frères musulmans de Gaza : tout cela me semble avoir été largement subi par les gouvernements israéliens successifs depuis vingt ans...
A ceux qui ont pu dire que le Hamas était, en quelque sorte la « créature » de Netanyahu., je réponds : en ce cas, la créature a, depuis longtemps, échappé à son « créateur ». D’abord, le Hamas s’est acquis une réelle popularité dans la population gazaouie en prouvant que ses cadres et ses membres parvenaient à administrer de facto un territoire exigu où vivent presque 2 millions et demi de personnes ; ensuite, le Hamas, sous l’impulsion du stratège iranien Qassem Soleimani (assassiné sur ordre de Donald Trump en janvier 2020), s’est transformé en un mouvement combattant nationaliste, formé à mener une guerre asymétrique (incluant des modes d'action terroristes dont personne ne saurait bien évidemment faire l'apologie), et faisant passer la cause palestinienne avant celle de l’Islam.
C’est ainsi que le 7 octobre, Israël s’est retrouvé non pas face au seul Hamas mais face à une dizaine de mouvements combattants palestiniens, réconciliés entre eux : sunnites, chiites, chrétiens, marxistes, nationalistes, pour combattre l’État d’Israël.
Qassem Soleimani était bien un adversaire redoutable pour l’État d’Israël puisque, quatre ans après sa mort, ce qu’on appelle « Axe de la Résistance », c’est-à-dire la création ou le renforcement de milices dotées d’une grande efficacité au combat, au Liban (le Hezbollah), en Syrie et en Irak (pour défendre le régime d’Assad) , à Gaza et en Cisjordanie, au Yémen (les Houthis d’Ansarallah), a été capable d’entraîner Israël dans une guerre d’attrition : un an après l'effroyable razzia d’otages et les tueries du 7 octobre, le Hamas et ses alliés, ne sont toujours pas vaincus et ont causé la mort, selon mes estimations de 5000 soldats israéliens durant les combats de Gaza (je fais ce calcul selon un ratio ¼ à partir du nombre connu, lui, de blessés graves israéliens, qui est de 20 000 au moins) ; le Hezbollah met en échec l'offensive israélienne au Liban - malgré la décapitation spectaculaire de la direction du Hezbollah, l'appareil militaire a rapidement repris le combat, quels que soient les obstacles- et il a provoqué, par ses bombardements permanents, la fuite de 70 000 habitants du nord d’Israël, qui se sont dirigés vers le centre et le sud du pays. Les milices chiites irakiennes parviennent à viser des objectifs dans le port de Haïfa sans que les boucliers anti-missiles israéliens les arrêtent. Ansarallah est en mesure de tenir en respect la marine américaine et de bloquer le trafic commercial de la Mer Rouge vers Eilat. Les Yéménites ont aussi atteint Tel-Aviv ou les environs avec des drones et quelques missiles. Quant à l’Iran, il a riposté deux fois à des opérations israéliennes (bombardement de son consulat à Damas par l’aviation israélienne début avril; assassinat du chef du Hamas par des agents israéliens, fin juillet, à Téhéran) avec des salves de missiles qui ont saturé et déjoué les défenses israéliennes.
L’intérêt d’Israël serait de trouver un arrangement avec les Palestiniens et avec les États voisins. Il est clair, désormais, que ce qui a déclenché l’attaque du 7 octobre, c’est l’imminence d’un accord entre l’Arabie Saoudite et Israël, dans la lancée des accords d’Abraham, que Donald Trump avait réussi à faire signer entre Israël, d’un côté, les Émirats Arabes Unis et Bahreïn de l’autre. Le Hamas et les autres mouvements combattants palestiniens ont supposé qu’un accord d’Israël avec le royaume saoudien enterrait à tout jamais la question palestinienne. C’est le motif profond de l’opération du 7 octobre 2023.
LA CAUSE PALESTINIENNE ABANDONNEE AU GAUCHISME ?
C’est l’un des grands drames du moment politique que nous vivons en Europe et en Amérique du Nord. L’absence quasi-totale des droites de la défense de la cause palestinienne. Sauf des voix isolées qui ont encore conscience que les Palestiniens sont la face défigurée, écrasée, martyrisée des nations que l’ordre américain cherche à écraser.
Rien de nouveau depuis trente ans : l’Irak, la Serbie, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie ont été broyés par les bombes américaines avec l’assentiment de l’immense majorité de notre classe politique. Nous parlons de millions de morts. Ces morts-là ont-ils moins d’importance que les victimes de la barbarie nazie ou des massacres communistes ? Est-ce que l’Occident aurait le droit de commettre des tueries de masse sans que ce soit répréhensible ?
Aujourd’hui, c’est le tour de la Palestine et du Liban.
Je pose la question sans précaution rhétorique à mes compatriotes qui aiment la France : comment pouvez-vous, une fois de plus, accepter que les États-Unis et Israël cherchent à monter les communautés du Liban les unes contre les autres ? N’avez-vous toujours pas appris la leçon des guerres qui ensanglantent ce pays depuis 1975 ? Comment pouvez-vous assister avec indifférence au massacre des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Ne voyez-vous pas que la Palestine est la face écrasée de cette réalité, les peuples, les nations, qui n’ont pas leur place dans l’ordre occidental de 2024 ? Ne voyez-vous pas qu’en refusant de proclamer, à temps et à contretemps, les droits inaliénables du peuple palestinien et la nécessité, pour Israël, de respecter toutes les résolutions de l’ONU – et non de prendre celles qui lui servent et d’ignorer ou piétiner les autres –, vous acceptez non seulement que soit bafoué l’ordre international, mais vous exposez également notre nation à être elle-même écrasée par le désordre que vous soutenez ?
Je m’adresse en particulier à tous ces Français qui se plaignent de ce que notre souveraineté est piétinée par l’Otan et par l’Union Européenne mais qui pourtant expliquent qu’il faut être aligné derrière Israël. Les derniers mois ont montré qu’Israël ne se comporte pas un État souverain, ne mène pas une politique indépendante. Sans les bombes américaines, Tel-Aviv aurait dû négocier un cessez-le-feu à Gaza. Sans le soutien des États-Unis et ses vétos au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le gouvernement de Benjamin Netanyahu aurait été renversé et un nouveau gouvernement israélien n’aurait pas eu d’autre choix que de négocier une paix régionale faisant sa place à un État palestinien. Le Général de Gaulle rappelait souvent que la souveraineté, c’était l’exercice responsable de l’indépendance nationale.
Nous nous retrouvons dans la situation absurde où les seuls à défendre les Palestiniens sont des forces politiques de gauche, à commencer par La France Insoumise. Or ce soutien est ambigu. D’un côté, il évite certes que la classe politique française soit muette sur les souffrances des Palestiniens. De l’autre, on se demande comment on peut à la fois défendre par exemple l’idéologie du genre – qui est une version moderne, gauchiste, de la gnose, puisqu’elle nie l’excellence du créé, de l’existence des sexes enracinée dans la réalité naturelle de la procréation et veut leur substituer un être purement spirituel, qui choisirait librement son « identité de genre » -, et combattre, dans le même temps, l’hégémonie américaine désireuse d’imposer au reste du monde cette même idéologie du genre. Ce qu’on peut espérer, c’est que le fait de se battre pour des êtres humains tels qu’ils sont, des hommes, des femmes, des enfants qui luttent pour leur survie, va amener la gauche wokiste à choisir le réel contre l’idéologie.
Pour ma part, je cherche à être cohérent : je refuse le wokisme et je vois une continuité logique entre la volonté abstraite, conceptuelle de ces idéologues anglo-saxons qui veulent faire éclater ces réalités naturelles que sont l’humanité sexuée et les familles, et la destruction bien concrète des familles palestiniennes, libanaises, syriennes, yéménites déchiquetées par les bombes américaines du présent conflit. Claude Tresmontant le répétait souvent : « Les plus grands malheurs de l’humanité commencent toujours par des erreurs métaphysiques ». Espérons que la défense des Palestiniens ramènera définitivement la gauche française dans le réel et lui fera redécouvrir Jaurès. C’est tout de même mieux que Judith Butler.
ET LES CHRETIENS DANS TOUT ÇA ?
Un des arguments entendus fréquemment – en tout cas au début du conflit – est l’identité entre le combat d’Israël – en tout cas du gouvernement Netanyahu – et le nôtre face au danger de l’immigration, en particulier arabo-musulmane. Je me souviens même avoir entendu un militant de la droite identitaire s’écrier, lors d’un débat, « la Judée aux Judéens ! », comme il aurait dit « la France aux Français ! ». J’ai du mal à comprendre ce qui motive ce genre d’argumentation absurde. Encore une fois, regardons le réel. Commençons par les grandes vagues de migrations vers l’Europe venues du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord ces vingt dernières années : elles sont largement le résultat de la destruction des États et de la multiplication des guerres par les États-Unis. Il y a un paradoxe, pour dire le moins, à approuver les guerres américaines ou israéliennes et à ensuite redouter les afflux de réfugiés. Selon la célèbre formule attribuée à Bossuet : Dieu se rit des hommes qui maudissent les effets dont ils chérissent les causes.
Ensuite, j’ai envie de demander à tous ceux qui érigent le « sionisme révisionniste » de « Netanyahu & Son » en modèle, s’ils croient vraiment à ce qu’ils disent – ou bien s’ils ont une connaissance concrète d’Israël. Est-ce vraiment ce que nous voulons : une société qui décrète le séparatisme en érigeant un mur avec des individus dont elle ne veut pas ? Et comme la mise à l’écart politique et culturelle de gens dont vous utilisez par ailleurs volontiers la force de travail ne fonctionne pas, vous finissez par vouloir les expulser par la violence ? J’ai entendu Éric Zemmour lâcher le mot « remigration » à la fin de sa campagne électorale en 2022. Mais sait-il bien la réalité que recouvre ce mot ? On passe rapidement, sans s’en apercevoir, d’une pensée politique fondée sur le souci du bien commun (qu’elle soit conservatrice, libérale ou social-démocrate) à une idéologie fasciste.
Continuons à regarder le réel : on nous explique qu’il faut être solidaires avec le gouvernement Netanyahu en tant que « judéo-chrétiens ». Je constate pour ma part que l’armée israélienne a bombardé sans faire de différence les chrétiens et les musulmans de Gaza ou du Liban. J’ai vu de nombreuses images d’églises visées par les bombardements israéliens. Saint Jean-Paul II l’avait déjà annoncé, avant la première guerre du Golfe, en 1991 : les chrétiens seraient les premières victimes des guerres au Proche-Orient. Ne nous rendons pas la tâche trop facile en entendant seulement « les chrétiens comme victimes d’une radicalisation musulmane ». Non ! Le messianisme américain et le sionisme ont fait autant que les islamistes pour faire partir les chrétiens d’Orient.
Au début de la guerre, des tireurs d’élites israéliens ont tiré et assassiné deux femmes paisibles, la mère et la fille, dans l’enceinte du sanctuaire de la Sainte Famille à Gaza. Il a fallu que le patriarche latin de Jérusalem émette une vibrante protestation pour que les évêques des France s’émeuvent du bout des lèvres. Rendons hommage au pape François, impeccable depuis le début du conflit. Il vient de publier une magnifique Lettre aux catholiques du Proche-Orient. Très prosaïquement, il appelle tous les soirs le curé de la paroisse de la Sainte Famille, à Gaza : pour le protéger, lui et sa communauté. Les chrétiens de Gaza ne sont plus très nombreux – quelques milliers. Mais ils témoignent des origines du christianisme : la tradition de l’Eglise nous dit que le sanctuaire de la Sainte Famille fut construit au lieu où Marie et Joseph firent halte, quelques semaines, au retour d'Égypte. Je ne comprends pas que la France n’ait pas, ensemble avec la Russie, fait valoir l’importance de la protection des Lieux Saints.
N'oublions pas que la question du libre accès aux Lieux Saints est au cœur du présent conflit. L’opération du 7 octobre 2023 s’appelle « Déluge d’El-Aqsa ». Elle a été déclenchée, non seulement pour empêcher un accord entre l’Arabie Saoudite et Israël, mais aussi pour préserver le libre accès des musulmans à l’Esplanade des mosquées, qu’Israël met en cause. Ceci ne peut pas nous laisser indifférents : le libre accès au Saint-Sépulcre est limité fréquemment par l’armée israélienne en ce qui concerne les chrétiens palestiniens. Il y a des jours où seuls les chrétiens non palestiniens y ont accès. Lorsque nous soutenons le gouvernement Netanyahu, nous ne nous rendons pas compte des conséquences : il y a, dans son gouvernement, des partisans de l’expulsion des musulmans de l’Esplanade des Mosquées et de la reconstruction du Temple de Jérusalem. Ce ne sont pas seulement des élucubrations. Tous les préparatifs sont entrepris pour cela, depuis des années ! Est-ce qu’on croit vraiment que le Saint-Sépulcre et la Jérusalem chrétienne resteraient longtemps accessibles si l’on laissait des religieux juifs extrémistes détruire les mosquées de l’Esplanade ?
Des chrétiens américains se sont émus en 2023 d’apprendre que deux députés de la majorité de Netanyahu avaient déposé un projet de loi visant à interdire toute « sollicitation à la conversion religieuse » en Israël. Les évangélistes américains demandent à juste titre si le fait de passer une Bible ou d’avoir une conversation sur Jésus sera punie par la loi – dans le cas où elle est votée. L’inquiétude monte en Terre Sainte : les agressions de religieux juifs se réclamant du sionisme contre des processions chrétiennes à Jérusalem sont de plus en plus fréquentes, sans que les autorités gouvernementales israéliennes semblent s’en émouvoir.
Encore une fois, il faut le dire et le redire : la coexistence entre Juifs, chrétiens et musulmans en Terre Sainte fut une réalité pendant plusieurs siècles avant la création de
l’Etat d’Israël et elle doit nous servir de boussole. Malheureusement, ce à quoi nous avons assisté depuis les années 1980, c’est à une surenchère des millénarismes : avec un sionisme juif qui s’est toujours plus radicalisé, encouragé par ce qui s’auto-désigne comme « sionisme chrétien », -en fait un mouvement évangéliste américain convaincu que la création de l’Etat d’Israël est un préalable à la conversion des Juifs et au retour du Christ. Ils interprètent les conflits du Proche-Orient comme le prélude de « l’Apocalypse », de la grande bataille finale qui précèdera le Jugement dernier.
J’ai souvent entendu des gens redouter le millénarisme musulman, que l’on appelle islamisme, et qui s’est exprimé, depuis la révolution iranienne, aussi bien dans le monde sunnite que dans le monde chiite. Remarquons que, au plan géopolitique global, ce millénarisme est en recul, ce que la succession d'attentats et d'agressions islamistes souvent "low cost" en Europe ne permet pas forcément de comprendre : la révolution iranienne s’est apaisée, quels qu'en soient les aspects rebutants -notamment pour les femmes- et, politiquement, Téhéran est désormais l’un des grands acteurs des relations internationales. La fin d’Al-Qaïda, la destruction de Daech par la Russie semblent avoir découragé le millénarisme sunnite. Regardons comme les grands États du Golfe – longtemps financeurs de l’islamisme – sont désormais désireux de l’avènement d’un monde multipolaire. Avant le 7 octobre 2023, ils étaient prêts à signer des accords avec Israël, même au prix du sacrifice des Palestiniens. Regardons comme le Hamas lui-même, sous l’impulsion de Yahya Sinwar, s’éloigne de son origine « Frères musulmans » et tend de plus en plus à grouper autour de soi l’ensemble des mouvements combattants palestiniens (avec les encouragements publics de la Russie et de la Chine), dans une optique nationale.
Sans forcer le trait, je dirais que nous avons autant à craindre désormais la dynamique explosive des millénarismes évangéliste et sioniste, -qui semblent prêts à poursuivre jusqu’au bout leur rêve apocalyptique- que l'accélaration du millénarisme islamiste.
Pour finir de répondre à votre question, il est vital de préserver et développer l’esprit de
la déclaration « Nostra Aetate » du Concile Vatican II.
Dans ce document officiel, les Pères du Concile adressaient aux religions non chrétiennes un message de paix. Les deux autres descendances spirituelles d’Abraham (le judaïsme et l’Islam) y sont particulièrement considérées. En particulier, le passage consacré aux relations avec les Juifs et insistant sur la nécessité de renoncer à tout antijudaïsme chrétien.
Le message est le fruit de l’expérience concrète du sauvetage des Juifs persécutés par des chrétiens durant la Seconde Guerre mondiale). Nous devons cultiver l’esprit de Nostra Aetate. Mais il ne faut pas se tromper d’interlocuteurs dans le monde juif. Je pense qu’on a
imprudemment laissé, ces vingt dernières années, un discours de légitimation de la politique israélienne, quelle qu’elle soit, s’immiscer dans le dialogue judéo-chrétien. C’est à cela que j’attribue le silence de nos évêques, en France : ils n’ont pas les bons interlocuteurs dans le monde juif, auxquels ils pourraient s’adresser pour prendre une initiative de paix. J’ai senti, aussi, ces dernières années, se glisser une teinte « d’islamophobie » dans certaines prises de position (au moins officieuses) de responsables catholiques. C’est oublier que « Nostra Aetate » comprend une recommandation chaleureuse de dialogue avec les musulmans :
«L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes après les avoir ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne.
Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté.»
Nous avons notre boussole. Nous devons chérir les relations paisibles entre les trois descendances d’Abraham. Nous devons refuser et combattre tous les millénarismes et toutes les gnoses qui dressent les enfants d’Abraham les uns contre les autres.
RÔLE DE LA FRANCE SUR LE PLAN DIPLOMATIQUE ?
La politique de la France s’est malheureusement réduite progressivement à l’insignifiance. La France de Richelieu, de Jaurès, du Général de Gaulle n’aurait jamais accepté que le Liban soit maltraité comme il l’est depuis 1975. En ce qui concerne Israël, notre pays n’aurait jamais dû abandonner les lignes directrices formulées par le Général dans sa célèbre conférence de presse du 27 novembre 1967 :
« Il est bien évident que le conflit n’est que suspendu et qu’il ne peut y avoir de solution, sauf par la voie internationale. Mais un règlement dans cette voie, à moins que les Nations Unies ne déchirent elles-mêmes leur propre Charte, un règlement doit avoir pour base l’évacuation des territoires qui ont été pris par la force, la fin de toute belligérance et la reconnaissance réciproque de chacun des États en cause par tous les autres. Après quoi, par des décisions des Nations Unies, en présence et sous la garantie de leurs forces, il serait probablement possible d’arrêter le tracé précis des frontières, les conditions de la vie et de la sécurité des deux côtés, le sort des réfugiés et des minorités, et les modalités de la libre navigation pour tous, notamment dans le golfe d’Akaba et dans le canal de Suez. Suivant la France, dans cette hypothèse, Jérusalem devrait recevoir un statut international.
Pour qu’un tel règlement puisse être mis en œuvre, il faudrait qu’il y eût l’accord des grandes puissances (qui entraînerait ipso facto celui des Nations Unies) et, si un tel accord voyait le jour, la France est d’avance disposée à prêter sur place son concours politique, économique et militaire, pour que cet accord soit effectivement appliqué. »
Adaptons la pensée du Général de Gaulle à notre époque. La situation est bien plus détériorée que dans les mois qui ont suivi la Guerre des Six Jours. J’imagine un gouvernement français digne de ce nom. Il aurait envoyé notre flotte, non pas en Mer Rouge, pour menacer Ansarallah, mais en mer Méditerranée, à la tête d’une force mandatée par l’ONU où l’on trouverait les puissances riveraines, pour imposer un cessez-le-feu à Gaza. Paris aurait assuré, par le débarquement d’une force internationale sous commandement français, l’acheminement de l’aide alimentaire aux Gazaouis. Des volontaires médecins et infirmiers protégés par les flottes coalisées prendraient soin des victimes des bombardements. La France serait force active à l’ONU pour faire voter des cessez-le-feu à Gaza, en Cisjordanie et au Liban et imposer une négociation qui aboutisse à l’application des résolutions de l’ONU, en particulier la création d’un État palestinien.
La Russie est occupée par la Guerre d’Ukraine. La Chine est loin. La Grande-Bretagne a depuis longtemps oublié qu’elle a été expulsée de Palestine par le terrorisme des sionistes révisionnistes et elle est impliquée jusqu’au cou dans le soutien militaire à Israël. Les États-Unis considèrent Israël comme leur 51è État. Seule la France aurait, si elle le voulait, l’autorité nécessaire, l’enracinement géographique en Méditerranée, les liens millénaires avec la région, pour organiser le secours des Gazaouis et des Libanais et amener toutes les puissances de la région à une négociation de paix.
Ce que j’énonce n’est pas seulement une utopie. C’est parce qu’elle n’agit pas ainsi que la France est divisée intérieurement et affaiblie internationalement.
VERS UNE CRIMINALISATION DE TOUTE CRITIQUE DE L'ACTION D'ISRAËL ?
C’est un des développements les plus inquiétants. Je l’attribue à la situation difficile dans laquelle se trouve Israël. La presse israélienne elle-même nous permet d’évaluer à 20 000 le nombre des soldats israéliens grièvement blessés dans le conflit de Gaza. Le ratio habituel des pertes tués/blessés graves est entre 1/4 et 1/3. Imaginez-vous si le grand public prend conscience que l’armée israélienne a perdu environ autant d’hommes que le Hamas et les autres mouvements combattants palestiniens dans la bande de Gaza ?
Personne ne conteste les 1200 morts israéliennes du 7 octobre 2023 – dont la moitié sont des militaires, des policiers ou des colons armés. En face, il y a désormais, officiellement, un peu plus de 40 000 morts, dont un tiers sont des enfants ! Certains contestent ces chiffres en disant que ce sont « les chiffres du Hamas ». Mais les estimations indépendantes sont plus élevées : en se fondant sur les suites des bombardements, les personnes non retrouvées sous les décombres, la destruction de 60% du bâti, les conditions de vie insalubres des gens déplacés d’un point à un autre, la destruction des hôpitaux et donc d’une grande partie des possibilités de soin, la diffusion d’épidémies, la sous-alimentation etc…, la revue The Lancet a publié une estimation qui monte jusqu’à 180 000 morts. L’Afrique du Sud demande à Israël de rendre compte de son non-respect de la Convention sur les génocides dont Tel-Aviv est signataire. Nous finirons par tout savoir. Mais nous en savons déjà beaucoup : on n’avait jamais eu une violence de masse ainsi exposée sur internet, sur différents réseaux sociaux. Et ce que nous voyons est terrifiant.
Difficultés militaires indéniables et désir de cacher l’étendue et la nature des violences commises contre les Gazaouis. Nous en savons beaucoup grâce aux journalistes qui sont sur place. Eh bien, l’armée israélienne a ciblé et tué 175 journalistes depuis le début de son opération à Gaza !
La mise en place de lois répressives envers toute personne critiquant le gouvernement Netanyahu et l’armée israélienne, en France ou en Europe, est un volet d’un dispositif général que Tel-Aviv rêverait de mettre en place : censure militaire totale à Gaza et au Liban, y compris en éliminant les journalistes ; censure des réseaux sociaux et lois contre la liberté d’expression dans les autres pays. Pour ceux qui douteraient de ce qui est en jeu, demandons-nous pourquoi Benjamin Netanyahu vient de menacer le Liban de connaître le sort de Gaza s’il ne rejetait pas le Hezbollah…On ne menace pas avec des fleurs.
Nous parlions de la Loi Gayssot. C’était il y a une génération. Elle était pleine de bonnes intentions : il s’agissait de pénaliser le négationnisme. Je commençais seulement mes études sur la Shoah ; mais je sais que j’avais été d’emblée mal à l’aise lors du vote de la loi. Pourquoi transformer un enjeu de recherche historique, d’analyse scientifique des preuves et des documents dont nous disposons, en vérité officielle ? La vérité n’a pas besoin de l’appui du Pouvoir pour devenir « plus vraie ». Je n’ai pas eu besoin de la Loi Gayssot pour faire mon travail de chercheur et établir l’étendue du génocide des Juifs d’Europe entre 1939 et 1945. Il en est ainsi de toutes les lois dites « mémorielles ». Elles sont pesantes, inutiles. Ou plutôt elles ne servent qu’à souligner les œillères de ceux qui les promulguent : aujourd’hui on voudrait nous interdire de parler de tel ou tel massacre pour ne pas nuire à tel ou tel État.
UN SUJET INTERDIT, UNE DIALECTIQUE IMPOSSIBLE ?
Je pense que c’est largement dû à l’effondrement de l’enseignement de l’histoire à l’école. Regardez Emmanuel Macron : c’est le premier de nos présidents qui est né après la réforme Haby, la loi scolaire votée au début du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, qui a complètement cassé l’école de la République. Si je prends simplement l’enseignement de l’histoire, on en a éradiqué la chronologie ; on a jugé que la France n’avait plus à y être traitée comme le cœur de la culture historique des élèves.
Progressivement, le sens de la nuance, la complexité des points de vue, ont laissé la place à un discours médiatique simpliste, consistant à diviser le monde en deux camps, celui du bien et celui du mal. L’américanisation a pu progresser à pas de géants, sans rencontrer de résistance. Connaissez-vous région plus complexe que le berceau de la civilisation qu’est le Proche et Moyen-Orient ? Y a-t-il région où les simplismes américains soient moins appropriés ?
J’ajoute qu’il n’y a pas que l’effondrement de l’enseignement de l’histoire à l’école ni l’américanisation qui sont en jeu. La déchristianisation, en particulier celle de nos élites, joue un rôle essentiel. Déchristianisation des esprits : notre civilisation est fondée sur l’Evangile de Matthieu (XXII,21) : "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Aujourd’hui, nous avons des gouvernants qui vont défendre le « droit au blasphème » et proclamer « Je suis Charlie » mais appuient un gouvernement israélien qui confond le domaine temporel et le domaine spirituel et veut construire le « Troisième Temple », en rétablissant les sacrifices d’animaux prescrits par la Bible ! Je veux bien que l’on m’explique que les Etats-Unis sont l’horizon indépassable de notre temps ; mais cela revient à devoir subir des gouvernements démocrates qui mettent en œuvre des « révolutions de couleur » pour piétiner des gouvernements souverains et des sociétés aspirant à garder leurs croyances traditionnelles ; ou des gouvernements républicains qui, au nom de leur «sionisme chrétien », voudraient embraser définitivement le Moyen-Orient pour accélérer le Second Avènement du Christ ! Non merci ! Nous sommes la France.
N’y a-t-il pas chez les défenseurs de la cause palestinienne une cécité quant à un antisémitisme bien réel ainsi qu’une forme de négationnisme concernant les actions et objectifs des différentes mouvances islamistes ? Le réalisme géopolitique ne trouve-t-il pas sa limite face à des ennemis déclarés de l’Occident ?
Bonne question pour conclure notre entretien ! Cela nous permet de tout prendre en ligne de compte.
Je suis Français et donc je suis fondamentalement un « Gallo-Romain ». J’estime avoir eu une chance inouïe en naissant et grandissant dans un pays, dans une société, qui peut se référer au double héritage politique et religieux de Rome. La France, sous peine de périr, doit rester fidèle à la fois à la vision d’une nation assimilatrice, fondée sur un idéal civique, et à la défense de la liberté religieuse, que des intérêts matériels viennent régulièrement entraver.
Être l’héritier de la civilisation romaine, pour moi, c’est cultiver précieusement le droit international, qui rend possible une paix durable en la fondant sur les accords passés entre Etats souverains dont les frontières sont stables et reconnues par tous. Je ne demande qu’une chose à Israël : c’est le respect des résolutions de l’ONU ! J’avoue qu’il y a un paradoxe à dire cela lorsque l’on voit Benjamin Netanyahu faire bombarder la force d’interposition des Nations-Unies au Liban et exiger son départ.
Assumer l’héritage de la civilisation romaine, comme nous devons le faire, nous autres Français, c’est bien entendu refuser le mélange du spirituel et du temporel. Bien entendu, nous devons combattre un millénarisme musulman quand il nous menace ou tente de s’imposer à nous. Je constate simplement que nous ne pourrons pas combattre efficacement ce millénarisme-là si nous prenons fait et cause pour les deux autres millénarismes qui mettent en danger la paix : celui des évangélistes américains et celui d’une bonne moitié de la société israélienne.
Tout Français qui veut être pris au sérieux quand il réclame l’assimilation des musulmans dans notre pays doit rester loin des guerres menées par des messianismes, américain ou israélien, qui ont fait des musulmans et des Arabes (y compris chrétiens) leur cible favorite.
Comment un gouvernement français peut-il être crédible si, aussitôt après avoir dénoncé une agression antisémite en France, il prend fait et cause pour le gouvernement Netanyahu?
Au contraire, nos gouvernants ont une responsabilité immense : un pays qui accueille la première communauté juive d’Europe et la première communauté musulmane du continent, en effectifs, se doit d’être prudent, de conserver sa neutralité, pour bannir à tout prix la guerre civile.
Édouard Husson,
un Français de fidélité gaulliste et de foi catholique.
Édouard Husson est professeur à CY Université Paris-Cergy.
Il est co-fondateur de l'Institut Brennus.
Il est aussi directeur de la publication du Courrier des Stratèges.
Il a notamment publié :
Comprendre Hitler et la Shoah, Paris, Presses Universitaires de France, 2001
(avec Bruno Cabanes), Sociétés en guerre.1914-1945, Paris, Armand Colin, 2003
Heydrich et la "solution finale" (pref. Ian Kershaw; postface Jean-Paul Bled), Paris, Perrin, 2008
(avec Norman Palma), Le capitalisme malade de sa monnaie. Essai sur l'origine monétaire des crises économiques, Paris, François-Xavier de Guibert, 2009.
Paris-Berlin. La survie de l'Europe, Paris, Gallimard, 2019
photo Sipa/Fatima Shbair
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